Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Colloque de Cerisy (2014) par Bruno Fern

Les Parutions

21 juin
2017

Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Colloque de Cerisy (2014) par Bruno Fern

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Voici donc le volume 1 issu de ce colloque organisé en partenariat avec l’IMEC à l’occasion de l’ouverture du Fonds consacré à cet écrivain à l’œuvre protéiforme (chroniques, essais, récits, romans en prose ou en vers, poésie, traductions, etc.). En plus des interventions variées qui furent faites dans ces circonstances, figurent ici des documents d’archives et de nombreux inédits (carnets de notes, dessins).

Le « raccourci typographique très années 1970 »2 du titre renvoie à deux orientations majeures de l’écriture de Prigent, qu’il a lui-même soulignées à plusieurs reprises : « Que veut dire « trouver une langue » ?, sinon verbaliser autrement l’expérience que nous faisons du monde où nous vivons comme du monde qui vit en nous ? »3 et « La « poésie » tâche à désigner le réel comme trou dans le corps constitué des langues. »4. Cette intrication verbale est d’autant plus justifiée qu’elle exprime le double mouvement d’une écriture qui cherche à creuser dans les parois de la langue forcément héritée, pour se l’approprier à travers son phrasé, tout en sachant qu’une telle démarche demeure fondamentalement insuffisante face au fait d’être vivant et d’éprouver sans cesse cette « sensation inarraisonnable d’une épreuve de « vérité » qui déborde de partout »5. Par ailleurs, le livre s’ouvre sur un portrait de l’auteur, dessiné par sa fille Judith et intitulé Christian Prigent torticole, montrant l’intéressé dans une position qui, plus loin, trouve des échos, notamment dans ces propos de Philippe Met : « Il en va ainsi […] d’une torsion de la langue (il s’agit de lui tordre le cou, sinon son cul ou son con, en mode pornographique), définie comme le mouvement même, l’acte, le sens, de l’écriture confrontée à un réel infigurable, irreprésentable. »

D’emblée, il faut souligner que la plupart des contributions sont de grande qualité, attentives aux moindres détails mais en restant soucieuses de leur lisibilité. Elles sont regroupées en quatre parties : Chanter en charabias (ou trou-vailler « la faiblesse des formes ») ; l’affrontement au réel « des-langues-en-corps » ; « le bâti des langues » traversées ; de TXT à l’archive : l’interlocution contemporain des langues-Prigent.

En premier lieu, Laurent Fourcaut, Jean Renaud et Tristan Hordé exposent avec minutie le travail formel de Prigent, aussi bien dans le cadre d’un vers identifiable comme tel que dans celui d’une prose où tout se joue également à la syllabe près en faisant usage des procédés les plus divers : inclusions fréquentes de sigles et d’onomatopées, emprunts à d’autres langues que le français, multiples effets sonores (assonances, allitérations, rimes acrobatiques, calembours, contrepèteries, etc.), métrique non mélodique, néologismes, archaïsmes, références bouffonnement détournées qui vont du registre savant jusqu’aux « refrains niais » chers à Rimbaud, etc. – soit autant de traits stylistiques que l’on retrouve dans son dernier ouvrage paru récemment, Chino aime le sport6. Au cours d’un entretien, Bénédicte Gorrillot titille le Prigent ayant traduit six cent cinquante épigrammes de Martial7 sans masquer leur caractère souvent obscène, histoire « de défaire les lignes sublimes de la grande poésie métaphysique ou élégiaque et de trouer le leurre de la langue véridique sur l’être qu’elles proposent ». Marcelo Jacques de Moraes explique ensuite ses procédures de traduction en brésilien de « L’Écriture, ça crispe le mou »8 et Jean-Pierre Bobillot conclut cette première partie en définissant avec clarté ce que Prigent entend par « voix-de-l’écrit », c’est-à-dire la « trace sonore et rythmique du geste spécifique appelé écriture »9.

La contribution de Fabrice Thumerel s’attaque à ce que « l’ôteur réeliste »10 désigne sous le nom de réel. Cette rigoureuse approche à dominante sociogénétique met en relief les évolutions depuis l’entrée décisive au catalogue de P.O.L. (1989) et l’arrêt de la revue TXT (1993) pour en arriver à la définition d’un « réalisme critique » qui « consiste à prendre le parti de l’objet narratif pluridimensionnel ». Philippe Boutibonnes enchaîne en zieutant le roman en vers intitulé Peep-Show11 qu’il rapproche d’une gravure de Dürer avant que Philippe Met montre que l’importance de la sphère sexuelle dans l’écriture prigentienne12 ne se limite pas à une thématique. Jean-Claude Pinson part lui aussi de cette question centrale de l’Éros en suivant dans l’œuvre un double fil (Bataille / Barthes) qui associe sexe et sentiment dans la perspective d’« une ontologie d’inspiration lucrécienne, ou spinoziste, dont la formule serait Venus sive Natura ». L’une des principales composantes de ce réel selon Prigent est évidemment constituée par la mort dont la présence est soulignée par Éric Clémens dans un texte au ton très personnel.

L’inscription de l’œuvre prigentienne dans les champs littéraire et autres est tout d’abord évoquée par Dominique Brancher via son rapport à Rabelais tandis que Chantal Lapeyre-Desmaison rapproche Le Professeur et Deux Dames au bain avec portrait du donateur13 pour en tirer une réflexion sur le geste baroque de l’écriture de Prigent comme « prise en charge sensible, esthétique et éthique du ratage ». Pour sa part, Hugues Marchal examine la façon dont l’auteur utilise, souvent comiquement, différents éléments issus du discours scientifique « pour dire son incapacité à combler la béance du réel ». Éric Avocat et Nathalie Quintane s’attachent chacun (l’un en évoquant Sieyès et Ponge, l’autre avec Bataille et la « génération de 90 ») à la dimension politique de l’œuvre de celui qui déclarait il y a peu : « La recherche d’un lien entre littérature et politique a dominé tout ce que je mets publiquement en pratique depuis quarante ans. »14 Enfin, Olivier Penot-Lacassagne rappelle avec précision le souci chez l’ex-directeur de TXT de penser ce que peut recouvrir le mot de littérature après la fin des dites avant-gardes et David Christoffel confronte la notion de kitsch à celle du carnavalesque prigentien.

La dernière partie de l’ouvrage démarre sur les chapeaux de roues avec des extraits de lettres de Prigent à Jean-Pierre Verheggen, correspondance qui non seulement dresse « un vivant portrait (attachant et désopilant) de l’artiste » mais aussi témoigne de ses rapports parfois délicats avec le monde littéraire de 1969 à 1989. Suivent la reproduction d’un article (paru en 1979) de Jacques Demarcq sur Œuf-glotte et l’évocation par Alain Frontier de sa longue amitié avec l’auteur, offrant quelques vues sur une écriture « à la fois très dense (où le moindre mot est un événement considérable) et entraînée dans un mouvement rapide (qui emporte tout sur son passage) et ininterrompu (que rien ne pourrait arrêter sinon l’épuisement du désir) ». Christophe Kantcheff, qui a fait paraître dans l’hebdomadaire Politis de nombreux articles sur les livres de Prigent, passe en revue les raisons pour lesquelles il fut l’un des rares à le faire dans ce cadre de la presse écrite. Quant à Typhaine Garnier, elle expose les enjeux du don à l’IMEC des archives de l’écrivain Prigent pour qui cet acte « prolonge l’effort de conceptualisation et d’explicitation de la pratique déployé dans les essais »15. À travers des échanges très intéressants avec plusieurs participants au colloque, Jean-Marc Bourg et Vanda Benes détaillent ensuite leurs choix de mise en voix / en scène des textes prigentiens avant que Ginette Lavigne explicite les siens en qualité de réalisatrice du film La Belle Journée16.

Enfin, de passionnants extraits du Journal de Prigent sont proposés ainsi qu’une bibliographie générale constituant la première synthèse des publications de et sur un auteur qui n’a jamais cédé sur son « désir que le monde, sensoriellement, intimement, amoureusement, soit, par sa représentation artistique, intensément et délicatement touché – et refait, ré-inventé »17.

 

2 Bénédicte Gorrillot dans l’introduction.

3 L’Illisibilité en questions (Presses Universitaires du Septentrion, 2014).

4 L’Incontenable (P.O.L., 2004).

5 L’Archive e(s)t l’œuvre e(s)t l’archive, IMEC, 2012.

6 Chino aime le sport (P.O.L., 2017).

7 DCL épigrammes de Martial (P.O.L., 2014).

8 Revue TXT, n°23, 1988.

9 Compile (P.O.L., 2011).

11 D’abord édité en 1984 (coll. « TXT ») puis réédité en 2007 (Le Bleu du ciel)

12 « Le sexe est au cœur de ce que j’écris. » in Le Professeur (Al Dante, 2001 puis 2011).

13 Éditions L’Un dans l’Autre (1984).

14 Christian Prigent, quatre temps (rencontre avec Bénédicte Gorrillot), Argol (2009).

15 À ce propos, voir également les « notes de régie » intitulées ça tourne qui viennent tout juste de paraître aux éditions L’Ollave.

16 Les Films du Tambour de Soie (2010) ; ce film porte le titre du premier livre de Prigent, paru en 1969.

17 Journal, 28/XII/ 2013, à propos de La Dame à la licorne, Musée de Cluny.

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