De l’abeille au zèbre de Philippe Jaffeux par François Huglo

Les Parutions

04 mars
2023

De l’abeille au zèbre de Philippe Jaffeux par François Huglo

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De l’abeille au zèbre de Philippe Jaffeux

 

            Le déluge, nous y sommes, de fonte de glacier en tsunami, mais ce dictionnaire qui rassemble en un bloc sans alinéa ni ponctuation, sur 26 pages, une par lettre, 499 noms d’animaux marins, aériens ou terriens de toutes latitudes, n’est pas l’arche de Noé. S’il partage avec le texte biblique et avec le texte rimbaldien « Après le déluge » un sens aigu de l’ambivalence (le premier punit ET sauve par l’intercession d’un seul juste, via l’arc-en-ciel scellant une nouvelle alliance, et le second appelle, après l’édénique prière du lièvre à l’arc-en-ciel, à de nouveaux déluges pour dissiper l’ennui), c’est à la manière de Philippe Jaffeux : en multipliant de a à z, de l’aphorisme au zeugma (ellipse et coq à l’âne), de l’album au zutique (émerveillement et révolte), courants et courts-circuits. « L’électricité illumine une torpille qui paralyse la modernité d’une invention ».

            La dédicace à Ivar Ch’Vavar nous oriente vers le crabe, dont les pinces « défendent un réflexe surpris par la morsure d’une force ». Mais aussi vers Melville et Hugo, chers au poète berckois : « Le regard d’un calmar propulse une vision qui aveugle la démesure de l’océan ». Plus intime, « le cœur d’une huitre bat au rythme d’un silence qui muscle la saveur de la mer ». Silence nourricier : « Une méduse nage dans la forme d’un silence qui approfondit sa transparence ». Et sa solitude. Monadologie ? Analogie entre mer et désert ? « Deux bosses nourrissent un chameau qui transporte la solitude d’un désert ». De même, « Une chenille isole sa solitude avec un cocon cloîtré dans une métamorphose », et « l’énergie d’un territoire surprend la rapidité d’un puma inspiré par sa solitude ». Le prénom de Jaffeux invite à le voir représenté dans sa fresque sous le totem du cheval : « Philippe bride son étymologie avec un dada dompté par un cheval avant-gardiste ». Ou du dragon : « Le tao du ciel et celui de la terre inspire un dragon qui chevauche l’univers ».

            Tous les animaux sont fabuleux, ou sacrés : chimpanzés des pygmées, caribou des inuits, goanna des aborigènes, lama des bouddhistes, quetzal des mayas, entelle de l’Inde, rejoint par le flamand rose qui « stabilise un unijambiste qui s’articule avec la posture d’un yogi ». Jaffeux ne sépare pas, comme la Bible, les animaux purs des impurs. « L’âme purifiante d’un bouc harcèle les victimes d’un sacrifice diabolique ». Theuth le renvoie à l’Égypte : « La tête d’un dieu égyptien de l’écriture anime l’esprit d’un hamadrya analphabète ». Et à sa faune sacrée : scarabée, canard, chacal, chat, épervier dont la tête « éclipse celle d’horus pour illuminer l’essor d’une divinité », alors que « le cosmos couronne horus avec un faucon qui détrône des proies terrestres ».

            Anabolisme et catabolisme, destruction et construction, s’équilibrent dans le métabolisme. D’un côté, les verbes s’emparer, blesser, croquer, chasser, armer, défendre, écraser, de l’autre les verbes protéger, sauver, soigner, guider, nourrir, communier, rencontrer, s’accoupler. Le phénix porte cette contradiction dynamique entre chaos et cosmos : « Le feu recycle la renaissance d’un phénix qui brûle ses cendres avec son envol ». Se moquant du pur et de l’impur, « l’innocence d’une coccinelle métamorphose le bon dieu en une bête ».  Le point de vue supérieur appartient à la girafe qui « étire sa conscience pour mesurer la hauteur d’une contemplation ». À l’ « esprit collectif d’une nuée d’étourneaux » qui « isole l’envol d’un chaos quantique ». Au « vol en V » qui « ajuste une lettre avec de l’air battu par une formation de grues ». Et le « mécanisme régulateur » à la sangsue qui « saigne une médecine incurable ». Les religions sont désacralisées ou plutôt réanimalisées : « Une pieuvre relie son corps à un esprit qui destitue des religions désanimalisées ».

            D’autres verbes vitaux : réfléchir, refléter, reproduire, traduire, communiquer avec, s’incarner dans, circuler, nous guident vers le mimétisme. En hommage à Saint-Saëns, « une contrebasse danse avec un pachyderme relié à un carnaval des animaux ». Mais l’homme n’a pas inventé le bal masqué : « les pleurs d’un patas singent ceux d’un nourrisson qui imite un cri primitif ». Et « Un poulpe imite la vérité d’une couleur qui camoufle son allure inexplicable », tandis qu’ « un caméléon camoufle son instinct sous une imitation de son environnement » et qu’ « un casoar court au lieu de voler pour cacher son ardeur tellurique sous son casque ». Figure voisine : l’osmose (« Un castor habite la force d’un barrage construit sur la nature animale de l’eau », « Un cerf entremêle ses bois avec une forêt qui attire l’essence de son brame », « Un chamois équilibre l’agilité de ses bonds avec l’élan accidenté d’une montagne »).

            La nature n’a certainement pas horreur du vide, mais aime les retournements. Jaffeux aussi. « Le chant clandestin d’un chardonneret met en cage un triste trafiquant d’oiseau », « Des crottes de civette produisent un café qui broie un consommateur cafardeux », « Un vautour sacrifie les entrailles d’un devin à la rapacité d’un ciel imprévisible », « Un climat déréglé éveille une marmotte qui alerte une planète ensommeillée », « Une mite écrase un transhumaniste qui tente de l’élever au niveau d’une personne ». Juste retour des choses, l’arme est retournée contre l’agresseur : « La disparition inhumaine des dodos prophétise celle de leurs assassins vaniteux ». À peine identifié, un petit primate est menacé d’extinction : « La découverte du popa langur coïncide avec une défaite de la biodiversité ». L’espèce humaine est accusée : « Un poussin broyé par une machine hante la consommation d’un cauchemar », « Un rhinocéros se distingue d’un braconnier qui confond sa corne avec de l’or ». D’autres portent secours à leur empoisonneur : « Des rats recyclent les déchets d’une société empoisonnée par des biens inutiles ». Jaffeux rit avec le « dahu chimérique » dont la grimpée « surplombe un écroulement de la taxinomie », avec la hyène qui « salue l’absurdité d’un cri qui se moque d’un logos cynique », avec le kéa qui « dénature le ton insolent de la comédie humaine », avec les orques qui « imitent nos langues pour se moquer de notre cruauté innommable ». Comme chez le Montaigne de l’Apologie de Raymond Sebond, l’arrogance humaine est balayée par la profusion des capacités et intelligences animales, par leur élégance. Celle d’un « tamarin empereur singe la moustache malléable de guillaume II ». Par leur humour. Par leur style. Chaque énoncé de Jaffeux ressemble au « coup de nageoire dans l’eau » qui « arme la grâce fulgurante d’un xipho porte-épée ».

 

 

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