Désordre du jour d'Henri Droguet par Jean-Claude Pinson

Les Parutions

24 nov.
2016

Désordre du jour d'Henri Droguet par Jean-Claude Pinson

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Littoral et littéral

 

Henri Droguet peint des séries. Des séries qui sont des compositions en même temps que des décompositions paysagères. Décomposition, car le « paysageur », « l’écriveur » de paysages, n’est pas exactement un peintre de paysages. Néanmoins, le motif répété des poèmes de ce Désordre du jour est bien le paysage. Plus exactement le paysage littoral, en ses trois constituants fondamentaux : la terre, la mer et le ciel. Ou encore : l’estran, le vent et les nuages.

Chaque poème est daté et c’est ainsi le cycle des saisons qui sept fois est parcouru, de janvier 2009 à janvier 2016. D’où le sentiment qu’on peut avoir de feuilleter un journal météorologique (« après dissipation des brumes matinales »). Et comme l’auteur ne rechigne pas au calembour (« Homère vieux capitaine il est temps/ levons l’encre » ; « le pieux est l’ennemi du rien »), on peut les croire, ces semblants de relevés météorologiques, comme notés en marge d’un almanach Vermot. Mais la météo est ici bien autre chose que souci du potager et de son arrosage. Peintre de ciels, « inventeur de nuages » (dans le savant sillage de Luke Howard, le météorologiste qui en étudie les formes et en propose une classification devenue canonique), Henri Droguet est aussi un poète métaphysicien à la façon des Metaphysical Poets anglais du XVIIème siècle. Car le poème ne dit pas seulement le temps qu’il fait (weather), les nuages « chignonnants » ou « les groins épais des cumulonimbus/et les pluies d’un seul coup mitrailleuses/ la grosse mer écumière ». Il dit aussi le temps qui passe (time) et « l’éternité momentanée », « insuffisante » quand bien même la majusculerait, se rongeant les ongles et les sangs, « le premier venu jeune homme/hébéphrénique onychophage » – à moins que ce ne soit « l’ex-pensif et pétaudant M. Sapiens Sapiens ».

 

Peignant des Etudes de nuages, Constable a d’une certaine façon ouvert à la peinture le chemin de l’abstraction. Et non moins le « nuagisme » de Turner. Mais c’est à Pollock qu’on peut aussi penser en lisant Désordre du jour. En effet, s’ils dépeignent bien les ciels et les nuages, les poèmes d’Henri Droguet sont aussi des paysages de mots où le littoral se confond avec le littéral  (« litté/litto/ ralement / turbulent toupinant… ») ;  des paysages jubilatoires, abstraits et très concrets à la fois. Abstraits parce que la matière verbale, venant au premier plan, dilue, émiette le motif (son signifié). Concrets, parce que toujours les mots apportent avec eux, violemment sentie, la charge de présence et de concrétion de leur référent : « des lucioles luisirent », tandis que sont « encaustiqués » les « corbeaux beaux corbacs ». Et si j’évoque Pollock, c’est parce que le poème de Droguet m’apparaît comme écrit all over et que les mots y pleuvent dru sur toute la surface du texte, la mitraillant de leurs rafales intermittentes, syncopées, à la façon de cette technique du dripping chère au peintre américain.

On nomme « estran » l’espace, sur le rivage, où la mer va et vient au rythme des marées, s’avançant et se retirant. Espace de dépôt, d’échange et d’hybridation, de métamorphoses en tous genres, ce que les géographes appellent la « zone de marnage » n’est pas seulement un motif central de la poésie « marine » de l’auteur. C’est aussi, « estran », un terme qu’on peut retenir pour définir l’espace textuel lui-même. Bien que l’étymologie probable du mot (de l’anglais strand, plage) n’y invite pas, il est tentant de le rapprocher, pour les besoins de la présente cause, du vieux mot d’« estrangement » par lequel on traduit généralement le mot d’ostranenié cher à Victor Chklovski, l’écrivain et théoricien russe. Car c’est bien à une opération d’« estrangement » que s’adonnent, littéralement et dans tous les sens, ces poèmes. Très chahutée, soumise à toutes sortes de torsions, la langue de Droguet, sa contre-langue, n’est en effet jamais en repos, toujours prenant la tangente et se dérobant aux conventions en usage. On ne peut pas ne pas remarquer d’abord la grande richesse de la palette lexicale. Elle puise aussi bien dans les lointains historiques de la langue (« velimeux », par exemple, emprunté à Villon) que dans le thésaurus des vocabulaires scientifiques (celui de la botanique notamment), ou encore le lexique patoisant et l’argot (le mot « jouasse » par exemple). Sans compter tous les termes que l’auteur invente (l’averse est ainsi dite « migreuse encrugée »). Plus largement, ce qui frappe, c’est la constante inventivité de la langue de ces poèmes. Court le plus souvent, jouant de l’ellipse et de la liste parataxique, le vers est emporté dans une course de carnaval (« à courre à courre »), où une syntaxe syncopée ne cesse de faire la peau au beau langage, au « bon usage ». Et si l’auteur recourt par exemple à la vieille antéposition de l’adjectif, c’est pour la rafraîchir et la subvertir, en faire grincer l’emphase poétique au moyen, par exemple, d’un procédé cumulatif où vient se glisser, wagon parmi d’autres, un mot inventé (« les mirageux épars nuages »).

Souvent, on songe au vers acide de Corbière (« Les vents se croyaient là dans un moulin-à-vent »). Mais aussi, pour la puissance visionnaire qui électrise maint énoncé, à Rimbaud, référence majeure pour l’auteur. Rimbaud « l’absent répondant notre rocheux/témoin venu repartu » ; un Rimbaud salué, invoqué (« Reviens ! Arthur reviens !/ ils sont devenus fous ! ») en même temps que décalé, défait, désemparé, redisant, depuis le pays des ombres, à la façon de Bartleby : «“je préférerais ne pas“ ». Et s’il n’est pas tout à fait incongru, je l’espère, d’évoquer une aussi légendaire figure, c’est qu’il y a aussi dans ces poèmes d’Henri Droguet, en même temps qu’un sens aigu de la déconstruction carnavalesque (elle fait penser à Christian Prigent et à sa Météo des plages), un « déconnais-toi toi-même », un dérèglement du sens, synonyme d’ouverture à ce qu’un philosophe, Renaud Barbaras, appelle « l’archi-mouvement » cosmique de la Vie, de la Nature. – Majuscule à ces derniers mots, non par emphase (celui qui « compte les étoiles » n’est qu’« ordinaire passant »), mais parce qu’il s’agit ici de tout autre chose que de la nature champêtre et convenue. Celle-ci, celle de la convention pastorale (où l’on « tricote », avec le sentiment, « l’idylle et la faribole »), l’auteur la brocarde allègrement (« bonnement puante est la nature »). Non, la Nature dont ces poèmes s’essaient à capter, d’une façon jamais lourdement pensante, la sourde rumeur, c’est la nature au sens « cosmique », la phusis des Anciens, la Natura naturans de Spinoza. Et l’on hésite d’ailleurs à la dire aujourd’hui « cosmique », tant « le chaordre règne » en ce « b(r)ouillon sauvage oblique des atomes/ l’effarant blême et muet/blanchard effrayant disait Blaise/ l’inconcevable amas/ de quasars grands comme/ 40 000 voies lactées/ (songez-y) ».

 

 

 

 

 

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