DOUBLE FEINTE d'Éric Rondepierre par Christophe Stolowicki

Les Parutions

28 juin
2019

DOUBLE FEINTE d'Éric Rondepierre par Christophe Stolowicki

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Ne pas ouvrir un livre dont la photographie de couverture cingle d’un tel humour relèverait de la goujaterie. Tirée d’une série d’Édouard Levé intitulée Pornographie (2002), « performée par des danseurs professionnels » sous la direction de l’artiste, elle n’est pas la simple aseptisation d’un classique à deux couples, « reconstitution formelle […] d’un jeu de position qui dénie tout fonctionnement sexuel crédible » ; de mimer avec tant de grâce et de distance intime brise la glace qui congèle (et brusque) le cours de parade ; les bras délicats et les épaules que découvre la voyeuse vêtue de la simple petite robe noire des garde-robe sages concentrent tout l’érotisme que ne rompent ni levrette ni fellation.

 

Double feinte ou dribble triple, sous forme d’essai, est la performance conceptuelle, le traité d’esthétique de la religion de l’auteur, celle de la feintise redoublée, dédoublée, fiction retournée comme un onguent, « vrai faux semblant », « maniérisme du second degré », « absence à double foyer », mise en abyme à démentis subtils, mime décliné en mimesis, clin d’œil converti en regard appuyé, « enchâssement » du réel. Elle prend loin, dans le modèle mathématique des nombres imaginaires, ici « √-1 », titre du vingt-troisième chapitre de La vie très privée de Mr Sim, de Jonathan Coe (2010), dont les vingt-deux premiers portent leurs simples chiffres ; impossible mais utile racine carrée de moins un, y avoir recours permet de résoudre des opérations complexes.

 

Elle prend loin, dans les jeux des enfants sinon des animaux, et dans une pièce de théâtre de Cervantès, Le retable des merveilles (1615), où « un couple de marionnettistes […] annonce aux Alcades d’une petite ville de Castille qu’ils vont montrer leur […] spectacle conçu par un savant prestigieux [… merveilles que] seules pourront percevoir les personnes d’ascendance légitime. » Tous les spectateurs voient à qui mieux mieux jusqu’à ce que les confonde un événement réel sous les espèces d’un soldat annonçant son régiment, qui « ne semble pas voir ce qui met tout le monde en joie » et insulté sabre le public – revanche de Cervantès écrivant cette pièce en prison où, interrogé, on le soupçonne d’être un bâtard.

 

Reprenant souffle avec les mondains tableaux vivants de la fin du dix-neuvième, elle atteint son altitude de croisière au demi-siècle dernier avec le « jeu de cartes sans aucune carte en main […] une masturbation sèche » de Jean Genet, mais surtout avec des photographes – outre Levet, Joachim Mogarra dans J’adore faire de la bicyclette (1981) où, l’objet manquant, des adultes dament le pion aux enfants à des « jeux sans aucune crédulité mimétique » – et des cinéastes. De Blow up (1966) de Michelangelo Antonioni, Rondepierre retient comme paradigme de la simulation non l’emblématique séance-photos, mais la partie de tennis sans raquettes ni balle, improvisée dans la nuit par « de jeunes saltimbanques éméchés » parvenant à entraîner dans leur jeu le photographe spectateur qui renvoie la fictive balle atterrie hors du court à ses pieds. De Vol au dessus d’un nid de coucou, un roman de Ken Kesey (1962) adapté au cinéma en 1975 par Milos Forman, Rondepierre s’attache davantage au film, rendu inoubliable par le personnage de fou asilaire confraternel qu’incarne Jack Nicholson : son « tempérament facétieux […]sa grande santé, son goût du risque et sa spontanéité » provoquent une « liesse [de simulation] collective » des internés devant un écran de télévision où « rien ne s’affiche » du match de football qu’il commente abondamment.     

 

La poésie à son versant philosophique est-elle concernée ? On croise une citation de Mallarmé, une de Bataille et quelques unes de Nietzsche – l’abondance du grain à moudre eût suffi. S’agissant de fiction, double et redoublée, de romanesque que le cinéma resserre à cran – coupant ras aux strates et distinguo conceptuels que Rondepierre déploie en virtuose, la poésie court-circuite ce qui  la nourrit.  

 

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