Edoardo Sanguineti, Codicille par Tristan Hordé
Des proses d’Edoardo Sanguineti (1930-2010) ont été traduites en français dans les années 1960 par Jean Thibaudeau, Capriccio italiano (1964) et Le noble jeu de l’oye (1969), mais il n’y eut aucune publication jusqu’en 2013 avec Corollaire, puis L’amour des trois oranges (2016) et Cahier de brouillon(2022), tous trois aux éditions NOUS. Aujourd’hui, nous lisons Codicille ; beaucoup de lecteurs pensent sans doute bien peu "poétique" ce titre ; un codicille, en effet, est un ajout à un testament sans, cependant, en modifier les dispositions principales. Sanguineti a publié le livre (Codicillo) en 1982, soit loin d’être à l’âge où l’on estime nécessaire de fixer ses "dernières volontés" ; c’est le prétexte pour, une fois de plus, déclarer son amour à l’épouse — « toi », jamais nommée mais toujours là, de dire aussi la vie de la cité, mais ce qui importe le plus, c’est son écriture.
Le livre s’ouvre avec la relation amoureuse — « mante aimée » — mais imaginée sans vive activité, elle comme lui perdant ses dents, l’un et l’autre âgés, donc malgré la présence de la chambre peu aptes à être, elle, une mante amante, lui se décrivant plus avant comme « muet, cocu, assis, débile, immobile ». Le discours amoureux peut-il être toujours reçu ? Il s’agit surtout de mots écrits et, une fois qu’ils sont lus, le papier peut servir à jouer : on le plie de diverses manières pour fabriquer un bateau, un chapeau, un avion, etc., et le discours disparaît. Tout serait, ainsi, toujours à recommencer, le couple n’étant vivant qu’à être sans cesse construit pour exister et cette nécessité est répétée à tous moments sous des formes explicites : « je te demande ta main », « je te séduis trois fois », « je suis à la recherche d’un habitat : de toi », « je sors de mon rêve de toi (de moi) ». Quand les aléas du quotidien sont déplaisants — des chaussures trop étroites, par exemple, qu’on ne peut changer — la vision de soi devient négative, « je suis moins sexuel, moins sexué et sexualisable ». À l’inverse, libre cours à l’imagination quand rien ne s’y oppose ; il suffit d’inventer une situation favorable pour, dans le discours, (re)connaître son corps et le corps de l’autre dans l’échange amoureux. Composer un numéro de téléphone au hasard libère la parole et les possibilités dans l’imaginaire, toutes propositions pouvant être faites, « puis je dis : prends-la, serre-la, secoue-la ; et je dis : je te la mets (ou tu te la mets) : et je dis : et je te l’enfile : ça dépend de la voix que je prends : [etc.] ».
On comprend que la passion pour l’aimée si régulièrement exprimée passe, d’abord, par des mots pour mimer un discours lyrique — mais pourrait-il être autre chose ? Sanguineti assure que non quand il revient sur leur vie, « ton bonheur fut mon devoir » ; cependant, lorsqu’il lui faut indiquer ce qu’il lui lègue, ce sont les biens sans intérêt, représentatifs de la société qu’il exècre, qui sont énumérés :
je n’ai plus de mots
mais par signes et clin d’œil (et
gros coups de coude, et très gros coups de pied dans
les tibias) […] je te remets le reçu d’un bracelet Black&white,
d’un porte-clé Yves Saint-Laurent (6 crochets), ainsi
que de la résurrection (de la cave à la cuisine) de la
gigantesque relique de ma pendule paternelle
Un humour politique parcourt le texte ; dans une comparaison. Sanguineti se présente dans la position de la prière, « puant comme un saint agenouillé » et, une autre fois, invité à l’Élysée avec d’autres intellectuels, il n’a parlé que de « classes sociales, lutte des classes, et caetera ». Plus constamment, c’est par le refus de la logique propre au récit qu’il montre le chaos du monde, dans des assertions telle : « je me souviens de mon futur comme d’un cauchemar : je ne sais pas prévoir mon passé ». À côté de ce renversement de l’ordre, on lira l’impossibilité de situer le lieu, le temps, et la manière d’aborder la question du "moi", et même de se poser cette question, « j’ai lu je ne sais où / je ne sais quand (et je ne sais comment et je ne sais à quel propos) ». L’impossibilité de dire pour être compris concerne toute chose et toute personne dont Sanguineti parle, y compris de son aimée ; des séries d’éléments disparates pointent un univers en folie : de la femme figurée par un carré le narrateur assaisonne « dément, en salade, [son] hypothétique hypoténuse, hypnotisée, diaphorétique éidétique ».
On voit par cet exemple que le texte se construit à partir d’une reprise de sons ; c’est une des constantes de Codicille et c’est souvent par la répétition de sons que le sens émerge, ce qui soulève le problème de la traduction, même si la proximité de l’italien et du français aplanit les difficultés. Un exemple parmi d’autres illustre la relation étroite son/sens :
non ti sto a dire lo scacco e lo smacco (e lo
scasso e lo scazzo, e lo sballo e lo svacco) che
mi voglio, ogni volta, cosi vivo […]
je te passe le saccage et le dommage (le forçage et la
rage et le vertige et le naufrage) qui me réveille, chaque
fois, si vivant.
Reprise de sons et, également, de situations, avec l’anecdote du chauffeur de taxi à Neufchâtel, puis à Bâle, Fribourg, Zurich, à Lausanne où cette fois, il s’agit d’une femme « s’intéressant à tout (ma non a me) ». Le français apparaît dans le texte italien, mais aussi l’allemand, l’anglais, le latin. Les séries de mots proches aboutissent régulièrement à donner l’idée d’un monde sans axe, sans avant ni après, puisque l’on peut écrire pour le dire avec des assonances et des allitérations : « (et je gâte les gâteaux) : (et je grille les grilles) : (et je barre la barbe) [etc.] » ; pour l’original : « (e casso la cassate) : (e cancello i cancelli) : (e biffo i baffi) : ». Une autre caractéristique de l’écriture, qui n’est pas propre à ce livre, est l’emploi constant des parenthèses et des deux points, qui organisent le rythme de la lecture, une phrase trouvant parfois sa résolution plusieurs lignes après son début, ou n’ayant pas de fin. Chaque poème s’achève par deux points, ce qui transforme l’ensemble en un seul poème ; quant au dernier poème, il ne compte que du texte entre parenthèses, des commentaires et explications sans appui, achevés aussi par deux points, ce qui laisse le livre ouvert.
Peut-on rêver que soit entreprise la traduction de l’œuvre poétique, du théâtre et des essais ? Il est curieux qu’un écrivain de la stature de Sanguineti soit resté un peu à l’écart de l’édition française. Pour l’instant, lisons cette traduction précise et élégante d’un texte tonique.