ENFANTINES, La revue de belles-lettres par Tristan Hordé

Les Parutions

15 avril
2022

ENFANTINES, La revue de belles-lettres par Tristan Hordé

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ENFANTINES, La revue de belles-lettres

 

La dernière livraison de la revue de belles-lettres a été publiée un peu en retard à cause de la pandémie. Son titre explicite le projet : il ne s’agit pas de présenter des poèmes « pour enfants » : la rédaction de la revue dédie l’ensemble « à tous les enfants de 2 à 102 ans » et l’on pense aux Innocentines de René de Obaldia avec une dédicace analogue. Mais également au Petit Prince de Saint-Exupéry, et l’on peut aussi rappeler que, par exemple, Ionesco a écrit Conte n° 1, Paul Éluard Grain d’aile, Jacques Prévert, Lettres des îles Baladar, Faulkner L’arbre aux souhaits précédé d’une dédicace, « Pour sa chère amie Victoria à son huitième anniversaire Bill a fait ce livre » — la liste n’est pas close !  On lira ici des traductions de diverses langues (allemand, russe, espagnol {Chili}, italien) — choix constant de la revue —, des lettres à des enfants et des adolescents (Ionesco, Ponge, Paulhan, du Bouchet), trois textes de Novarina, un entretien à propos des éditions La Joie de lire. Avec les collages de Marcel Miracle (sous le titre "3xrien"), les nombreuses illustrations, très variées dans le dessin et la couleur, font de ce numéro un livre à offrir.

On lira avec intérêt l’entretien avec Francine Bouchet, la fondatrice, en 1987 à Genève, des éditions pour la jeunesse La Joie de lire. D’abord consacrées aux livres documentaires (Le Corbusier, Mozart), puis à des nouvellistes modernes ou non (Conrad, Saki, Balzac), les éditions, où travaillent aujourd’hui sept personnes, se consacrent ensuite aux ouvrages pour la jeunesse. Ce qui guide le choix des textes, ce sont la curiosité et le désir de transmettre, la certitude que « la lecture ouvre un espace intime, sans frontière ». Francine Bouchet a adopté ce qui guidait les pratiques du pédagogue, trop oublié aujourd’hui, Célestin Freinet (1900-1966) : la lecture doit être un moyen d’émancipation, de construction de soi ; et donc l’éditeur un « explorateur » ; à lui de trouver textes et illustrations qui vont dans ce sens.
Les lettres d’écrivains, sans surprise, sortent peu d’un thème attendu quand ils sont parents : du Bouchet et Ponge commencent par le travail scolaire. Pour Jacques qui passe son bac, Paulhan (se) demande avec humour pourquoi il y a des philosophes et conseille dans une seconde lettre « Apprends un peu et tu deviendras toi-même un philosophe ». Avec ce même humour, il souhaite son anniversaire à l’un de ses fils, lui annonce le cadeau prévu, un chien, après avoir suggéré d’autres présents, tous étant dessinés, comme sa signature. Il esquisse également pour sa petite-fille Claire la silhouette d’un lion qu’on lui offre avec la question : n’est-ce pas « imprudent de l’accepter ? ». Du Bouchet raconte aussi ce qui peut retenir l’attention d’un enfant, la rencontre d’un renard, le pillage du cerisier par un oiseau, les guêpes dérangées et leur destruction par un rapace ; dans une réponse à Marie, il dérive autour de la parole et du silence : « pour entendre quelquefois on n’a pas besoin de voir ni de comprendre ». Ponge, alors dans le sud de l’Algérie, rapporte ce qu’il voit des plantes et des habitants. Ionesco, répondant à une adolescente, développe à partir de situations que connaissent les personnages de ses pièces, notamment à propos de la maturité de l’enfance, qui comprend ce qu’est le mal et la mort.

Les poèmes et proses proposés par la revue parcourent quelques thèmes présents dans la littérature. Les jeux avec la langue sont bien représentés ; il n’y a pas que l’enfance qui goûte le plaisir des paronomases telles « on le croit oisif, il est oiseau », « agile/fragile » (S. Fitoussi), « la limace / bave et brille / l’escargot / brave bille (T. Raboud), la répétition de vers (J. Brodsky), de séries comme celle des "Louis"(« Louis cinq / était cinquième et c’est très bien », J. Schubiger). Les plantes, les animaux, les signes du temps (vent, soleil, etc.) ont, sous des formes variées, une place privilégiée : la nature est vivante et humanisée, on offre un ballon au vent pour son anniversaire (M-J. Ferrada), « la vigne pleure / perd une larme » (A. Nessi), etc. ; ce qui est mis en évidence, c’est l’absence de limite entre humain et animal : tous deux sont d’os et de chair (J. Schubiger) et l’anthropomorphisme débouche toujours sur l’éloge de la vie, l’exaltation de la paix, de l’amitié comme dans les extraits des « Histoires du chat Bon-Gars et de tous tous tous ses amis » (Olia Apelskaïa), que sont le rat, le papillon ou Lou l’oublié.
On n’oubliera pas le conte qui donne une leçon en inventant une origine des choses : tout ce qui était vivant avait au départ la même taille et régnait alors la paix universelle, « tous apprenaient de tous » ; le désordre est né de la folie de l’homme qui voulait être plus grand que la femme et l’enfant : il est devenu sot. Le fantastique a sa place avec l’orange qui, lasse d’être épluchée, devient un humain dans une autre vie, également avec la nécessité de renverser parfois les rôles en lisant une histoire à son livre (A. Veteranyi). Ce sont aussi des questions de société qui, présentes, prouvent que la littérature "pour la jeunesse" peut n’être pas bêtifiante.
Le petit remorqueur de Joseph Brodsky souhaiterait quitter son travail répétitif, sans horizon, et connaître d’autres lieux, le « grand large », comme les navires qu’il conduit. Carl Norac, lui, met en scène des personnages qui jouent à passer et repasser la frontière qui les sépare, sans être « surtout conquérants de rien » ; le lecteur sait que beaucoup de gens ont peur de tout et que « ça suffit d’être d’ailleurs pour faire peur ».
Doit-on mettre à part les deux saynètes, "Les chiffres" et "En double", et la série     "Kyrielle" de Novarina formée d’un patronyme suivi d’un groupe verbal plus ou moins étendu (« Mapi saucissonne ; César à Quinon ronfle ; la Choumaque cède son tour ») qui se développe sur plusieurs pages ? Ces textes, à condition d’être présentés de manière adéquate, séduiront de jeunes lecteurs — plaisir de l’énumération, de l’absurde —, peut-être plus aisément que des adultes souvent réticents à changer leurs habitudes de lecture.

L’ensemble des textes choisis apporte une idée précise de ce que peut être une poésie proposée aussi à un public d’enfants et d’adolescents. Il faudrait parler des illustrations, très variées, souvent de petites merveilles d’invention. La revue, pour cette fois, a laissé de côté ses rubriques, sauf celle de Bruno Pellegrino ("L’inventaire"), éloignée de l’esprit des « Enfantines », mais dont il faut louer la qualité.

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