FREEING n° 6, Numéro spécial Jean-François Bory par Tristan Hordé

Les Parutions

22 mars
2021

FREEING n° 6, Numéro spécial Jean-François Bory par Tristan Hordé

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FREEING n° 6, Numéro spécial Jean-François Bory

L’enseignement, à l’école primaire et au lycée, ignore la poésie visuelle, le détournement de la typographie, l’usage des couleurs dans l’écriture ; au mieux, des calligrammes d’Apollinaire sont présentés et, parfois, les élèves sont invités à les imiter — comme si l’écriture n’était qu’un jeu sans conséquence. Mais les calligrammes ne sont pas situés dans le temps, rien de ce qui a suivi — ni d’ailleurs de ce qui a précédé : on lit des calligrammes chez les Latins...—, DADA n’existe pas ni Max Ernst, etc., ni évidemment la poésie visuelle des cinquante dernières années. C’était une initiative nécessaire de consacrer l’ensemble d’une revue à l’œuvre de Jean-François Bory, en sollicitant des contributeurs variés. Mais les hommages ont souvent un caractère convenu et celui-ci n’y échappe pas. On lira donc quelques courtes études et des poèmes et, ce que le genre de l’hommage appelle, hélas ! souvent, on lit aussi des textes sur le thème "j’ai rencontré l’écrivain" : dans le meilleur des cas, ils apprennent quelque chose sur leur auteur, rien de Bory sinon qu’il rencontre beaucoup de monde. Les courts textes en italien et en anglais prouvent que la lecture de Bory n’est pas limitée à l’hexagone, mais pourquoi ne pas les avoir traduits ? On peut aussi regretter non pas le nombre de contributeurs mais le fait que certains écrivent ... n’avoir rien à écrire à propos de Bory ou, ce qui n’est pas mieux, n’ont vraiment rien à écrire — fallait-il accumuler des noms au sommaire ? On apprécie la publication de photographies seul ou non, mais la reproduction est souvent médiocre. Enfin, la relation à Julien Blaine, Bernard Heidsieck, notamment, aurait dû être examinée. On se console en pensant que, grâce aux nombreuses répétitions, le lecteur qui connaissait peu ou mal Bory finira par pouvoir énumérer les différentes étapes de son activité.

L’introduction de Yoann Sarrat caractérise par son titre, "Jean-François Bory, incessant créateur", ce qui sera analysé ensuite par quelques textes de diverses manières. Il fallait en effet un « recueil polymorphe » pour donner une idée d’une œuvre qui « invite à repenser en profondeur notre rapport à la poésie et à la littérature ». Il ne s’agit pas seulement de transformer l’usage des mots, mais l’objet livre lui-même qui échappe habituellement à l’écrivain. Claude Lenormand s’arrête à l’étude faite par Bory du dadaïste Raoul Hausmann dont les poèmes "optophonétiques" combinent le visuel et le sonore : poèmes de lettres et non de mots, ils mobilisent voix et souffle qui varient en relation avec la taille des caractères, en gras ou en maigre. C’est dans cette tradition, ce que détaille Amélie Castellanet, que s’inscrit Bory en la renouvelant ; il ne laisse pas la typographie intacte, ni la mise en page, ni les mots ni les lettres, qui deviennent des matériaux tout comme les signes diacritiques.

Le livre est sa « première préoccupation », et il le définit d’ailleurs comme « le corps inaccessible ». C’est ce que souligne Jacques Demarcq et il rappelle aussi utilement quelques actions qui donnent à réfléchir, comme l’inscription de la première lettre grecque et le signe de l’infini sur le sable, avant la montée de l’eau. Lettres agrandies ou rétrécies, découpées, en plastique, collage, photomontage, etc., les pratiques sont toujours concrètes ; Demarcq note encore que dans une série de poèmes, « caractères latins ou kanjis, flottent sans attaches ni alignement ni cadre, mêlés souvent à des vignettes ou des objets, perdant toute fonction signifiante au profit d’une valeur plastique éventuellement figurative ».

Le lecteur appréciera une autre forme d’hommage, les contributions qui s’inspirent des pratiques de Bory sans les copier. Philippe Jaffeux inscrit les lettres du nom « Jean-François Bory » dans un zigzag lui-même contenu dans un cercle où se développe un texte qui débute par « Un jeu intérieur à seize lettres » (celles du prénom + nom). D’autres formes de poésie visuelle sont présentes : dans trois poèmes, Christian Prigent introduit à la place des mots des images variées (photographies, objets, lettres découpées) et joue avec la couleur ; une « forme abstraite » est dessinée dans le texte de Pierre Le Pillouër qui s’organise autour de la copie du nom et du prénom, avec les ratés prétendus propres à une copie : contribution « jubilatoire » (le mot est présent) dans l’esprit de Bory, tout comme "antisèches", long poème où Jean-Pierre Bobillot conserve les caractéristiques de son écriture.

Ce que l’on découvre avec la variété des activités, poèmes, journaux, nouvelles, critique, etc., c’est, comme l’écrit Nicole Caligaris, que l’ensemble est une « somme sans total où les écrits échappent à leur version définitive parce que lâchés avant d’être établis, bougeant encore, fuyant la fixité de leur nature d’écrits pour le marbre et les siècles. » On le vérifie au fil des pages avec de nombreuses reproductions des œuvres de Bory. La transcription d’une conférence de 1999 termine heureusement le livre : il y rapporte son parcours et, clairement, que pour lui, l’avant-garde consiste à « disposer du langage de manière à montrer le monde actuel ». Contrairement aux apparences, il n’est pas du côté des "performances" si prisées aujourd’hui, ni des vidéos, ni des lectures : « l’écriture (...) c’est quelque chose de compliqué qui se lit, qui se relit, qui se corrige, qui s’arrange énormément (...). Pour moi, s’il y a théâtre c’est un théâtre dans le livre, un théâtre dans l’écriture. (....) Mon objet d’identification, c’est le livre, et c’est le texte dans le livre. »

 

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