GODARD / MACHINES par René Noël

Les Parutions

28 déc.
2020

GODARD / MACHINES par René Noël

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GODARD / MACHINES

Usages des objets

 

          La technique, la modernité, le cinéma, ont cette vertu d'affirmer que les cinq sens simplifient à l'extrême les énergies, les formes vues par tout un chacun. Poussés par des idéologies, les hommes tantôt affirment que les cinq sens, parfaits, voient le monde et le cosmos tels qu'ils sont, tantôt qu'ils mentent et qu'ils rendent l'homme infirme, incapable qu'il serait à jamais de voir la vie telle qu'elle va et s'écoule. Dépendantes des objets techniques, la grammaire, l'écriture cinématographiques intègrent ces médiations à leurs lois et règles, Jean-Luc Godard plus qu'un autre attentif à ne pas laisser ces prothèses prendre le pouvoir sur l'image et imposer leurs fantasmagories, puisque le film vise cette utopie d'un monde non défiguré, la pellicule ou la caméra numérique faisant idéalement office d'espace noir, de négatif, libres, sauvages, pas plus dépendants du jour que de la nuit, permettant à la nature de s'exposer. Si le film a tout de l'étrange à  première vue, de la même façon que les yeux s'habituent au plein soleil de midi les nuages dispersés par le vent ou à l'obscurité, il passe son test, sa probation, quand les échanges entre le monde des sens, le réel et la caméra, œil mental, se font. L'écran, l'espace de la salle, transit fécond où dialoguent les images et les cinq sens, exposent les formes modernes de la magie, de l'alchimie, chaque image devenue à travers le spectateur forme nouvelle des rythmes propres à l'humain, à ses productions et reproductions.

              Si Héraclite écrit " la nature aime à se cacher " cela signifie - nombre de ses fragments se donnant la réplique, la contradiction, de la même façon que nombre de films de Godard s'interrogent, se critiquent d'un court métrage à un long métrage, d'une commande à une idée collective de ses débuts à aujourd'hui, ainsi de " À bout de souffle " et de " Numéro deux " - que c'est elle, la nature, qui a inventé l'artifice, les objets artificiels que sont les cinq sens en regard du réel, et qu'il ne tient qu'aux hommes de voir l'espace courbe, la relativité, avec la raison née de la nature même, de la même nature. Non, la nature ne se dissimule pas, affirme le cinéma et Godard plus qu'un autre ! elle aime à se montrer ! l'homme ne se trompe pas tant qu'il manque trop souvent de persévérance et de constance.

         La technique permet à Godard de créer l'image née du noir, de la nuit, des capacités d'abstraire des hommes et du son d'où naît quelque chose qui évoque les formes et les contenus sans qu'ils soient spécifiés. Ce point de vue élargi antérieur à l'action de filmer, le son sauvage, libre, extérieur à la musique et la texture de la nuit magnétique, filmée à maintes reprises par Godard, lui permettent d'échapper à l'attraction des formes récurrentes, l'intuition libérée, grâce à l'utilisation du numérique, lui permettent de composer l'image en peintre évadé des attendus formels. Le cinéaste pense ainsi depuis " Éloge de l'amour " de plus en plus à la composition dans son sens extensif, si bien qu'il tend à appliquer les lois du montage et du collage à chaque plan, nombre d'images faites d'éclairages, de formes différentes, ni plus ni moins qu'un tableau expose diverses réalités dans le même cadre, le cinéaste y ajoutant les échos des mots, toutes réalités qui contribuent à lier les timbres des voix, le son et les regards. Quant aux paroles, aux thématiques - " avec les communistes j'irai jusqu'à la mort, mais je ne ferai pas un pas de plus "... par exemple -  aux gestes récurrents, courant d'un film à l'autre, ne servent-ils pas de mélodie, d'abscisses à la forme ? le risque dès lors que les thèmes se répètent de film en film étant de figer les influences, les évolutions réciproques des histoires et de la forme, de la théorie et de la pratique, séparées et indifférentes entre elles jusqu'à manquer la dialectique à l'insu de l'artiste qui ne cesse de s'en faire le héros utile, réduite alors à des blocs homogènes, statiques, qui ne dialoguent pas entre eux.

          La technique permet au cinéaste de gagner son autonomie. Jean-Luc Godard, avec un ou deux assistant auprès de lui qui participent, par leurs connaissances des objets techniques nouveaux, à l'élaboration de ses films du début à la fin, n'ayant de cesse que de devenir le maître d'œuvre à part entière de ses images et sons, de la production à la distribution en passant par toutes les étapes de la création, aimant à l'occasion exercer tous les métiers possibles nécessaires à l'élaboration d'un film, faisant des innovations, des apparitions de petites caméras, du numérique, du téléphone... dont il se sert dans " Film Socialisme " pour filmer, autant d'occasions de devenir un artisan libéré des contraintes économiques qui au cinéma entravent trop souvent la spontanéité, la liberté des cinéastes.

        Une bonne partie du livre étudie les usages des objets techniques fimés, les tables de mixage pour les " Histoires du cinéma ", les voitures... le défi pour le cinéaste étant d'inscrire durablement des objets choisis par lui qui résistent aux effets de mode, aux vieillissements prématurés imposés  par les impératifs de la production tout en faisant en sorte que ces objets ne soient pas passifs, mais participent pleinement de la création du film.

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