Henri Droguet. Toutes affaires cessantes par Michaël Bishop

Les Parutions

18 juil.
2022

Henri Droguet. Toutes affaires cessantes par Michaël Bishop

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Henri Droguet. Toutes affaires cessantes

          Voici le poème de ce que Jean-Luc Nancy appelle notre être-avec, avec et au cœur de ce monde vécu et vu dans sa pleine rugosité secrètement admirée, adorée même. Poème de notre ‘présence réelle’ (23) où semble dominer un temps mortel teinté d’un non-temps qui s’égoutte ‘toujours et partout’, celui, au-delà d’un ‘explicit’ (20) matériel, éphémère, d’un imaginaire, d’un ‘chimérique’ (19) même, autrement dit loin d’un strictement humain. Certes le tout peut être conçu comme ce que Henri Droguet nomme ‘cette péremptoire énormité du rien’ (16), mais celle-ci constitue simultanément une ‘fabrique à merveilles’ (42), le poème étant le site d’un dit et d’un indicible, site tensionnel, élastique, souple, ironisant et à la recherche d’un vrai, là, camouflé et manifeste, offert et occulté, senti et inarticulable. Rien et tout, dans une inséparation qui génère les paradoxes d’une ‘furtive élégie’ (38) splendidement énergisée et énergisante. Je citerai à titre d’exemple Corps et biens (50) :

Vieux temps vieux pays

vie imprenable et calme et tout

à blouses et faluches 3 écoliers qu’à la fin

le loup l’oiseau rapace une fouine

dévoreront tout crus os et le reste

vont à cloche-pied dans l’herbe partout folle

bardane ortie arroche pissenlits

des érables des trembles

des coudriers des hêtres des espèces

étrangement mauves

déclamer chanter dans l’ébriété

dans l’euphorie légère des départs

leurs hymnes à parataxes et enthymèmes

 

Amour amour longue victoire

à suivre obstinément dans l’abrupt

voici le dernier mur    voici

l’éternité une très bonne fois raccourcie

la terre habite enfin l’homme

le partant qui n’y peut

n’y peut    n’y peut

                               mais

                                                                   23 mai 2020

Poème de celui qui observe, documente, médite, de celui qui ‘also serve[s] who only stand[s] and wait[s]’, qui voit la jeunesse, inconsciente et insouciante se transformer en vieillesse, se laisser dévorer par la mort dans un monde foisonnant de surgissements, d’ivresses, de commencements, de devinettes et énigmes, d’amours et de périls, de possibles et d’inaccomplis. Une poésie, bref, de la vigueur, de la voyance et du chant, que peut miner un certain scepticisme, une insécurité qui fait que le poème, comme dit quelque part Gérard Titus-Carmel, ne puisse s’empêcher de devenir cet ‘opus incertum’.

          La vérité que nous offre l’expérience incarnée du monde reste pourtant pour Droguet ‘toujours et partout’ (46). Elle se cache, pourtant manifeste, dans les incessants mouvements des vents, des nuages, dans les inimitables mutations de la mer au cœur de sa pourtant improbable constance. Le poème, à son tour, sait, intuitivement, que ‘le tout petit petit sujet l’ordinaire’ (47) s’avérera toujours le lieu fatal, impeccable, de cette vérité. Le soi-disant rien qui se nomme aussi tout apporte l’eau requise au moulin du poème, au sein même de ses faiblesses et folies, son oui et son non et tout ce qui jaillit entre. Le poème droguettien va, nomade, vagabond, instable dans la constance de son geste, chercher ‘du côté / du lointain du silence / [sachant] qu’il faut – s’il le faut – chercher encore / et encore et encore’ (48). Chronique de sa propre quête, son mode préféré c’est ‘l’ímpromptu’ (17, 55) avec sa musique instantanée, imprévisible, qui, pourtant, contient, peut-être malgré d’autres instincts, quelque chose d’hymnique (60). Face à l’opacité de la flagrance des choses et de notre être-avec, le poète, comme son poème, se demande nécessairement ‘quoi faire?’’ (59). La liste des options est longue, ironique, même dérisoire selon les apparences. L’idée de ‘ne répondre de rien’ ne peut être prise à la lettre, le poème la désavouant dans son acte même. Plutôt, et au-delà de toutes les railleries et contrevérités, c’est un amour ‘rinventé’, comme il dit (59), qui ne cesse de sourdre de l’étonnant tout de l’inexistant rien, et qui semble avoir le dernier mot dans la tremblante, précaire mais persévérante et secrètement résolue poétique de Droguet. On n’a qu’à le remercier, vivement, d’avoir refusé d’abandonner son finalement bien chéri navire. Qui voguerait, dans l’urgence de chaque jour, sur l’océan cosmique d’un ‘tout [qui] sera[it] partage et grâce’ (23).

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