Idéogrammes acryliques de Cécile Mainardi par Tristan Hordé

Les Parutions

17 janv.
2020

Idéogrammes acryliques de Cécile Mainardi par Tristan Hordé

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Comment ne pas être intrigué par un livre de Cécile Mainardi ? Elle prend par exemple pour motif ce qu’a été sa voix au cours du temps ou son nom qui finit par être réduit à l’initiale M*. Le titre énigmatique de l’ensemble publié en 2019 est expliqué dans un préambule de même forme que les « quatre-vingt-dix idéogrammes acryliques » : disposition en colonne étroite, fer à gauche et à droite. Il y aurait eu transformation de calligrammes, « nés de formes simples dessinées à la main », par des « traitements » analogues à ceux des tissus acryliques ; cette opération — qui demeure mystérieuse — expliquerait le nom retenu plutôt que celui de "lyrique" (qu’avait d’abord retenu Apollinaire, Idéogrammes lyriques, avant de s’arrêter à Calligrammes). Le lyrique, ici, précise Cécile Mainardi, « se mélange à de l’âcreté » ; sans doute puisque ac(re) et une anagramme de lyrique compose acrylique. Quelques formes dessinées subsistent, imbriquées dans le texte, silhouettes humaines majoritairement féminines, souvent en mouvement : la première — une danseuse ? —, venant de la gauche de la page, entre dans le premier texte, une autre, en robe, sort du dernier texte vers la gauche. On trouvera aussi cinq autres représentations, dont l’image traditionnelle d’une sonnerie, d’un haut-parleur, d’un appareil photo.

Allusion est faite dans le premier texte à un mot, "marron", qui serait écrit sur la page opposée : cette image est absente, la page vide. De là le rêve d’écrire un poème qui serait « exemplairement immatériel », sans existence, évidemment illisible « n’importe où et n’importe quand » puisqu’il n’existerait pas. Cette absence du poème a son pendant métaphorique dans le second texte qui intègre les contours d’une femme renvoyant sans ambiguïté à la scène du Déjeuner sur l’herbe de Manet, ce que confirme le texte : il évoque un déjeuner sur l’herbe et ses ingrédients (poulet froid, etc.), la nudité (« ça revient à ne rien porter ») et les vêtements de velours des hommes présents. Dans sa chute, blanc de la page et nudité s’équivalent : « pour quelle / cueillette de sens la nudité / au milieu se penche-t-elle ». Quête du sens ? certainement, d’un bout à l’autre du livre, et sens introuvable dans la plupart des minuscules récits proposés. Cinq d’entre eux sont en anglais — donc a priori non lisibles — dont deux en vis-à-vis ne respectent pas la règle de construction "fer à gauche et à droite", seulement alignés à droite ; l’un reprend la figure vide de l’ouverture : [I can] dream/ all night / long of / the missing / world », tout comme plusieurs textes en français sont liés à la nudité. Sens introuvable encore par le biais du jeu de mots, non qu’il n’ait pas de sens en lui-même mais, par exemple, une fois l’équivalence phonique "pas le = pâle" acceptée, la suite tourne à vide :

 

            j'aime pas le bleu pas le
            bleu pâle bleu pâle bleu
            pâle bleu pas le bleu pas
            le bleu pas le bleu pas le
            bleu pâle blru pâle bleu
            pâle bleu pâle bleu pâle
            bleu pas le bleu pas le bleu
            [etc.]

 

Le vide, l’absence, la nudité apparaissent avec insistance sous des formes diverses. Ici, la trace de l’eau chaude versée sur la neige fait imaginer le plaisir qu’aurait eu Degas pour « la peinture qu’il n’en fait pas » ; là, sont mentionnées des griffures faites au cours du sommeil, qui disparaissent très vite, « leur temps d’effacement sur la peau se confondant de manière assez imprévisible avec le temps d’évaporation dans la mémoire ». Une phrase entendue, que l’on comprend mal, prend un sens quand elle est réécoutée dans son contexte, mais mieux vaudrait en rester au « secret initial », ces phrases un peu obscures laissant « entrevoir le paradis perdu de leur sens ». Ce sens serait toujours à construire, comme dans un des textes où des blancs, les mots manquent et le lecteur est invité à « remplir l’espace (...) laissé vide ». On peut ajouter un des exemples construits, résolument, sur le non-sens : l’aboiement d’un chien pourrait être visualisé en plaçant une feuille de papier devant l’animal, et la feuille, déchirée, serait reconstituée pour qu’on reconnaisse une « lettre écrite à la main ».

Dans ces jeux autour de l’absence sont aussi présents des jeux autour du nom ; un poème propose une série de variations qui lient nom et voix (ce qui rappelle les livres cités ci-dessus) à partir de la proposition : « ai-je une voix du fait de porter un nom [...]. Mais ce nom, ou plutôt ici le prénom Cécile, subit à plusieurs reprises des transformations ; de cécile la maladresse devant le clavier fait passer à céciel, déformation qui « fait voir autre chose » et, dans un autre texte, à cécole : autre chose, alors, c’est le souvenir d’enfance, les mots du matin qui reviennent, « c’est l’heure d’aller à l’école » ; ce rappel entraîne l’idée d’une transformation de la langue avec un nouveau verbe, conjugué ici, école portant la marque de la personne (« tu aller-à-l’écoles », etc.).

Aux Idéogrammes acryliques sont ajoutés « Dix situations très subjectives de cataprose » ; ce mot est inventé par Cécile Mainardi pour énoncer une règle d’écriture : « la production d’un premier énoncé (plutôt en prose) se répercute conséquemment dans une série d’autres énoncés (plutôt en vers) » ; elle propose d’introduire un mot commençant par cata. Souvent avec l’humour carrollien que l’on trouve dans ses textes, l’auteure parcourt donc le jeu du « cata », et il n’est pas surprenant que dans l’une des cataproses on retrouve une Cécile enfant, dans une autre sur une photo, et que la règle ne soit pas observée dans une partie d’entre elles (absence de cata ou du premier énoncé). Peut-être faut-il lire dans le dernier poème le sens de l’absence :

         

                  Écrire revient-il à cela, est-il un retour de cela
                  que ça ne soit jamais encore arrivé
                  que rien ne soit jamais encore arrivé
                  que soit rendu possible que rien ne soit encore arrivé ?
                  Pour que tout soit là
                  sur le point d’advenir,
                  et toujours par les phrases
                  précipité dans ma voix,
                  le fait d’être sur le point
                  d’aimer.                 

 

L'Histoire très véridique et très émouvante de ma voix de ma naissance à ma dernière chose prononcée (Contre-Pied, 2016), Le Degré rose de l'écriture, Ekphr@sis, 2018.

 

 

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