Improvisations et arrangements de Dominique Fourcade par Jean-Claude Pinson

Les Parutions

08 août
2018

Improvisations et arrangements de Dominique Fourcade par Jean-Claude Pinson

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S’adressant à elle-même identifiée à l’extrême gauche («L’extrême gauche, c’est moi »),  Nathalie Quintane se demandait, dans un essai récent (Les années 10, paru en 2014), pourquoi elle ne lisait presque plus de littérature, de poésie, mais à la place des essais, des livres d’histoire ou de philosophie.

Si je m’aventure à dire, sur le même mode ironique, que la poésie contemporaine (extrême ou pas), c’est moi, il me faut bien constater que j’en lis de moins en moins (de moins en moins de recueils de poésie) mais toujours davantage des essais (sur la poésie, mais pas que). Et mon cas n’est certainement pas isolé.

Pour éclairer ce constat, avançons cette hypothèse : la poésie contemporaine aurait atteint le stade ultime de son âge « sentimental » (au sens de « réflexif », si l’on reprend la catégorie que Schiller opposait à celle du « naïf »). J’en veux pour preuve que beaucoup des œuvres contemporaines les plus marquantes s’accompagnent de ces prothèses théoriques que sont les essais. Il suffit de citer ici, parmi bien d’autres, les noms de Jacques Roubaud, Michel Deguy, Christian Prigent, Jean-Michel Maulpoix, Christian Doumet, Philippe Beck, Stéphane Bouquet ou Nathalie Quintane elle-même.

Il y a évidemment des exceptions. Tel est (tel était, jusqu’à ce recueil d’entretiens) le cas de Dominique Fourcade : nul essai sur la poésie dans sa bibliographie. Au lieu de se déployer à côté de l’œuvre poétique, de l’accompagner, la réflexion est constamment infuse dans les livres de poésie de l’auteur. Abondamment nourrie de denrées théoriques empruntées à la philosophie (le fantôme de Heidegger y rôde constamment) ou à la théorie de l’art (celle de Clement Greenberg notamment), l’œuvre se signale par un taux élevé de réflexivité.

Qu’elle soit hyper-réflexive, est-ce la raison pour laquelle ce « moi » de la poésie contemporaine que je suis (un moi très impersonnel), continue de lire avec grand appétit les livres de Fourcade ? Ce n’est vrai qu’à la condition d’ajouter une autre singularité qui vient contre-effectuer la première (la singularité « sentimentale ») : l’œuvre de Fourcade est simultanément marquée par un taux élevé de « naïveté » : on y voit à foison jaillir de saisissantes notations qui capturent avec une force et une subtilité rares, avec une surprenante évidence, toutes sortes d’éclats arrachés au réel.

L’exception fourcadienne n’est cependant pas atténuée par la parution de ces improvisations et arrangements (il faudrait évidemment s’arrêter sur le renvoi au jazz d’un tel titre). Car le livre n’est pas au sens strict un essai. Il s’agit d’un recueil d’entretiens (oraux aussi bien qu’écrits), qui, donnant l’occasion à l’auteur de « réfléchir à ce qu’[il] faisai[t] », permettent au lecteur de saisir comme de l’intérieur les ressorts de la poétique de Dominique Fourcade, de ce qu’il nomme lui-même son « système ». Un « système » dont on pourrait dire, pour le définir très rapidement, qu’il opère un singulier nouage entre ces deux fantômes de la poésie contemporaine que sont l’extrémisme esthétique et le lyrisme. Le premier prend la forme chez l’auteur d’un littéralisme « surfaciste » empruntant à la logique d’un art moderne insistant sur la vérité mise à nu du médium, tandis que le second renouvelle l’héritage orphique.

Regroupés par ses deux éditeurs (Hadrien France-Lanord et Caroline Andriot-Saillant) selon l’ordre chronologique, l’ouvrage aide à mieux comprendre le parcours de l’œuvre.  On voit notamment comment Fourcade, après avoir publié quelques plaquettes dans le sillage de Char, s’impose un silence d’une dizaine d’années avant de revenir à la poésie à la faveur d’une conversion à un régime nouveau d’écriture où c’est le règne de la page et de la lettre qui s’impose. Devenue espace homogène, sans centralité, à l’instar de ce qui s’opère depuis Cézanne jusqu’au all-over de Pollock, la page laisse venir au premier plan le médium lui-même, le langage, affranchi des ordinaires servitudes de la représentation. Plus largement, de la phrase à la lettre en passant par le mot, ce sont désormais tous les constituants de l’écriture et pas seulement son support qui sont mis à contribution dans cette entreprise « surfaciste » travaillant à une défection du sens qui est aussi sa réfection et surtout sa démultiplication, sa dispersion brownienne, car libérant un très subtil et bariolé pollen.

L’éventuel écueil d’une telle logique « surfaciste », c’est qu’elle risque de tourner, en son extrémisme esthétique, au textualisme, à un autotélisme vain, purement « esthète », où l’affirmation absolue du seul espace textuel for its own sake serait synonyme d’un oubli du monde, synonyme d’une forme d’acosmisme ; où l’insistance mise sur la « poémogonie », la genèse du poème, reviendrait à exclure toute « cosmogonie », à refouler toute diction de l’expérience du monde (tout experimentum mundi).

Or il n’en est rien pour la raison basique, souvent rappelée par Fourcade, que les mots, s’ils sont du son, sont aussi du sens (sont des « sons-sens »). Ils disent quelque chose à propos de quelque chose et par conséquent le poète a une obligation de sens (comme le rappelait déjà Mandelstam aux Futuristes). Travailler à ce que Barthes nommait la « déception » du sens en faisant venir au premier plan la matérialité du médium langage, sa « motériolité », n’implique nullement, en littérature, le passage du « message sans code » de la non-littérature au « code sans message » définitoire, selon Genette, des avant-gardes. Ce dernier n’est qu’un horizon, un éventuel idéal, jamais pleinement atteint.

Mais surtout le littéralisme est synonyme chez Fourcade de réalisme. Son devoir étant de se tenir « à la hauteur des ses perceptions » et le réel sa « seule passion », il se définit lui-même comme un poète d’un « réalisme total ». Pour ce faire, l’écriture se fera métonymique plutôt que métaphorique. Si la métaphore est récusée, c’est parce qu’elle fait écho à un « mode théiste de la perception » ; elle « enjambe, fait le lien entre une chose et une autre chose au-delà, dans un autre monde », au lieu de s’en tenir à la richesse du ceci de la sensation, à son épaisseur.

« Infraphorique », l’écriture de Fourcade au contraire colle au réel pour mieux « l’éponger ». Perméable à tout ce que celui-ci (le réel « tout arrivesque ») peut charrier de plus trivial et contingent, prête à toutes les bifurcations qui peuvent advenir à même la « syllabe-être » (dans ce qui est indistinctement monde et langue), ouverte à tous au clinamens de l’événement, elle se nourrit de tout ce qui ce « arrive » au confluent du réel. Et pour le rendre, elle « fait place à des mouvements et des densités multiples ». Simultanéiste, elle campe  – autant que faire se peut (car l’écriture ne peut échapper à la loi de la succession) – au carrefour, à la confluence de sensations et d’événements qu’est chaque perception.

La « rhétorique profonde » de Fourcade, i. e. son ontologie poétique, est ainsi d’orientation principalement « métonymique » (au sens de Jakobson, i. e. d’un privilège accordé aux relations de contiguïté plutôt que de similarité). Le procès d’écriture réaliste est ainsi un procès de « digressions métonymiques » où, via une syntaxe très largement parataxique, la contiguïté imprévue du chaotique aujourd’hui est portée au langage, et son réel ainsi tiré (orphiquement) de son enfer (de son « désastre »). Mais non pas « rédimé ». Car il ne s’agit pas de relève dialectique. Au contraire, l’ontologie sous-jacente à cette poétique est foncièrement (quoique implicitement) anti-hégélienne : nul dépassement, nulle « sursomption » (Aufhebung), de la contingence du réel, de sa « différence non logique ».

S’il fallait encore, de ce livre très riche, retenir une autre idée-force quant à la poétique de Fourcade, ce serait sans nul doute celle de lyrisme, un lyrisme qui n’a rien à voir, on s’en doute, avec l’effusion qui s’attache si souvent au terme.

Quoiqu’il considère que les arts plastiques ont pris de l’avance sur la littérature depuis Cézanne et Matisse, l’art majeur (« l’art que j’admire le plus ») est cependant pour Fourcade la musique. Le poète n’est qu’un musicien par défaut, travaillant avec des sons qui sont toujours, quoiqu’on fasse, porteurs de sens (« si ça n’a plus aucune intelligibilité immédiate, ça perd de sa nécessité, l’écriture »). 

Pas de revendication donc d’une « poésie sans la lyre », d’une « démucalisation » radicale, comme l’ont voulu certains poètes « littéralistes ». Au contraire, nombreuses professions de foi en faveur du lyrisme – de la mélodie, de la voix, du chant, du « grand chant (i et a, 152) ». En somme : sans lyrisme, la poésie (comme la vie) serait une erreur. « Il ne peut pas y avoir de grande poésie sans lyrisme ».

Mais aujourd’hui, quel lyrisme est possible quand l’hymne est « brisé », quand il n’est plus possible de célébrer les noms divins, sans immédiatement douter des fins et moyens de son éloquence ? Examinant, dans un article important*, le devenir moderne de l’hymne, Agamben constatait que Hölderlin, le poète de la fuite des dieux, en introduisant dans l’hymne le registre élégiaque, recourt à une harmonie austère, âpre, rude, où l’articulation parataxique fait tout pour exalter le mot lui-même. Et le philosophe d’ajouter que cet « isolement hymnique des mots a trouvé chez Mallarmé sa forme la plus extrême », celle qui apparaît avec l’explosion des noms disséminés sur la page dans le fameux Coup de dés.

C’est dans cette logique de l’hymne brisé et du recours à l’harmonie austère, rudoyée, que s’inscrit le lyrisme sans emphase, « désapplaudi », de Fourcade. « Harmonie austère » : Fourcade n’hésite pas à désarticuler la syntaxe en jouant de toutes les ressources de la langue. Comme Monk, un de ses modèles musicaux, il use d’une syntaxe staccato, plaquant des blocs de mots sur la page, « accommodant » (je reprends le mot de Barthes) sur le mot, la lettre, le blanc, la page.

Mais comme Monk également, s’il procède au « nettoyage de la résonance (i et a, 230) », s’il travaille l’« explosivité » de son phrasé, c’est sans interrompre « la continuité mélodique », explique-t-il à Alain Veinstein. Il y a stase (arrêt sur image) et discontinuité, mais flux et continuité tout aussi bien. Littéral et lyrique : tel est le paradoxe et le prodige. En ce sens, Fourcade est « post-mallarméen » : car là où Mallarmé a « si indispensablement retendu la langue » (après le relâchement du romantisme hugolien), Fourcade à nouveau la détend, lui redonne du souffle, du flux, du flow, comme disent les rappeurs, à l’instar de cette « effusion parkérienne » qui est tout sauf une effusion subjective. Il la détend, desserre son corset, lui redonne de l’air, du souffle, l’élargit, l’affranchit du modèle minimaliste et du régime de « haut voltage » où en est resté malgré tout Mallarmé.  Mais il le fait « durement », loin du « style exalté » du lyrisme antérieur, n’hésitant pas à soumettre la mélodie de la phrase à toutes sortes de ruptures et bifurcations, brusques interruptions. Il le fait non dans la plénitude du chant (du plain-chant), mais « à sa limite », en une sorte de Sprechgesang.

 

Rassemblés en marge de l’œuvre, ces entretiens constituent pourtant à mon sens un livre majeur. Un livre à lire non seulement par le lecteur de Fourcade soucieux de pénétrer plus avant les arcanes de son œuvre, mais par quiconque souhaite s’orienter dans les questions les plus brûlantes de la poésie d’aujourd’hui. Le « moi » qui suis (qui suit tout aussi bien) la poésie contemporaine croit pouvoir garantir à ce quiconque que ce gros livre ne saurait lui tomber des mains.

 

 * « L’hymne brisé », trad. Martin Rueff,  in Po&sie, n° 117-118, Belin, 2006, p. 77-81.

 

 

 

 

 

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