KHLEBNIKOV PLEURE de Anne Seidel par Gilles Jallet

Les Parutions

21 oct.
2020

KHLEBNIKOV PLEURE de Anne Seidel par Gilles Jallet

  • Partager sur Facebook
KHLEBNIKOV PLEURE de Anne Seidel

Que traduire d’une langue à l’autre, c’est écrire à la puissance double, au sens où la traduction, quand elle est réussie, devient simultanément « le Même de l’autre » et « l’Autre du même ». Prouesse dont nous gratifie une fois de plus Laurent Cassagnau, dans sa magnifique traduction du livre de poèmes d’Anne Seidel : Khlebnikov pleure. Soulignons au passage le mérite de l’éditeur qui publie ici une version bilingue allemand/français. Le livre d’Anne Seidel est assez mince (44 pages, le double avec la traduction), mais d’une intensité et d’une densité extrêmes pour ce premier livre paru en 2015 chez l’éditeur Poetenladen, à Leipzig. Née en 1988, à Dresde, Anne Seidel a fait des études de slavistique et d’histoire de l’Europe orientale à l’université de Giessen. De surcroît, Laurent Cassagnau a livré dans le n° 64 de la revue Germanica publiée par l’Université de Lille, en 2019, une étude remarquable et approfondie sur 16 pages, intitulée « kostbar ist uns nur der augenblick des erkennens » (« seul nous est cher l’instant de la connaissance »), et sous-titré « Une introduction à la lecture de Chlebnikov weint (2015) d’Anne Seidel ». Le recueil Khlebnikov pleure se déploie à partir d’un fond blanc et noir continu avec la tradition littéraire russe : promenades en train en Sibérie, espaces principalement hivernaux, paysages de glace, étendues enneigées traversées de fleuves, camps de déportation du passé soviétique, constituent des motifs issus d’un voyage dans l’espace russe et plus généralement slave. « De poème en poème, écrit Laurent Cassagnau, se dessine une cartographie qui relie la Biélorussie (Minsk) à la Volga (Saratov, abrégé en Sarat), Saint-Pétersbourg et les rives de la Neva aux îles Solovki dans la Mer Blanche. Par la combinaison de fines notations de perceptions et de changements d’échelle abrupts, Anne Seidel arrive, dans l’espace restreint de poèmes généralement brefs, à suggérer l’immensité du territoire russe et de l’Europe orientale.»

les plans falk luisent, jaunes                les arpenteurs prennent des mesures
toujours plus étranges                                                 jusqu‘à ce que nous reconnaissions :
                  deux gouttes                                   au-dessus de nous et en nous

Le « Falk Plan » est un plan typiquement allemand, inventé juste après-guerre, que l’on trouve maintenant un peu partout dans le monde, et qui obéit à un pliage breveté très pratique, pouvant se plier et se déplier dans tous les sens malgré sa grande taille. Pour Anne Seidel, connaître est lié à l’acte de reconnaître, la connaissance à la reconnaissance, comme un « revenant » tenterait de retrouver une adresse ou une rue sur le plan d’une ville dévastée par la guerre : « Jusqu’à ce que nous reconnaissions » (« bis wir wieder erkennen »), écrit Anne Seidel en référence au poème « Tristia » d’Ossip Mandelstam. Au-delà d’une matière d’horizon, de tableaux plus ou moins lointains, « dans l’hiver russe ou sibérien », (« mais existent-ils vraiment en-dehors de nous ? », demande l’auteur), le livre d’Anne Seidel se plie et se déplie, « pli selon pli » dirait Mallarmé, selon un plan très défini et une organisation méticuleuse de l’espace poétique qui le rend « facile » à reconnaître. De même on reconnaît dans le recueil d’Anne Seidel les ombres portées d’Ossip Mandelstam, de Walter Benjamin et de Paul Celan (sans être nommément citées), ainsi que les noms de Michaux et de Montale. La référence à Khlebnikov dans le titre du recueil, et aussi dans le poème « Absence I / i am sitting in a room », même si elle reste énigmatique, est une « image primitive », celle d’un passé présent, qui transmet au livre sa beauté violente et réclame une rédemption. Le livre est ordonné autour de deux grands cycles : le cycle des « Absences », qui compte treize poèmes (sur quarante que totalise le recueil), numérotés avec des chiffres romains. Ce cycle des absences est divisé lui-même en deux volets qui encadrent le cycle « Hygiène de la peur » comprenant six poèmes eux aussi numérotés avec des chiffres romains. Ces derniers poèmes sont tous construits sur un modèle quasi identique : ils comptent deux strophes, chacune de trois vers, la seconde répétant en grande partie la première strophe, mais en introduisant des changements d’expressions et de temps :

pointes noires, lignes blanches, russie, désemparé s’installe
le silence, les noms abreuvés, fin des forêts,
il manquait toujours une main engloutie dans la fourrure

pointes noires, lignes blanches, tu étais là, désemparé s’installait
le silence en toi, dans les noms et les forêts, lointains,
il manquait toujours une main, engloutie dans la neige, solovki

Dans son introduction à la lecture de Khlebnikov pleure, Laurent Cassagnau fait remarquer la présence d’« images dialectiques » (Walter Benjamin), dans le recueil d’Anne Seidel, qui « font se télescoper des images du passé et du présent sous forme de constellations figuratives. » De fait, selon Walter Benjamin, l'historien qui ne conçoit l'histoire que comme une suite d'événements successifs est incapable de rencontrer le passé, parce qu'il rate l'événement mystérieux qui le relie à ce passé à partir du présent. Chaque présent est visé par un passé en lequel il doit se « reconnaître ». C’est pourquoi l’écriture poétique, portée par la figure de la répétition, mais aussi et surtout de la variation, ainsi que le travail des images pratiqué par la poétesse Anne Seidel l’opposent au continuum temporel que décrit Benjamin comme étant celui de l’historien. Précisément, c’est dans l’éclair de la rencontre entre le passé et le présent, l’absence et la présence, le souvenir et l’oubli, la différence et la répétition, que « l’image dialectique apparaît ». Ainsi, dans le poème intitulé « inquiétude de l’histoire », dont Anne Seidel précise en note qu’il a été inspiré par le film de Claude Lanzmann Shoah, l’auteur associe des réminiscences de « Fugue de mort » de Celan (« Lait noir de l’aube nous le buvons le soir »), le geste meurtrier d’un soldat SS et l’absence des morts (the dead are not around) :

                                   le monde était muet, nous sous sentions abandonnés
lorsqu’elle versa le lait lumineux dans le lac,
le SS trancha l’air de la main
                                   the dead are not around
dans ce passage : soir                                         dans ce passage : neige

Dans un simple compte rendu, il est impossible de déplier entièrement le livre de poèmes d’Anne Seidel, ce qu’en revanche l’étude de Laurent Cassagnau réussit à faire parfaitement, en répertoriant tout en les déployant les multiples références et les noms évoqués dans Khlebnikov pleure. Mais livre-poème considérable, il s’expose solitaire, y compris dans son repli, par une fulgurante beauté :

je me souviens que je ne me souviens de rien, car ne rien
comprendre est la seule possibilité de comprendre quelque chose.

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis