L'oubli, la mer de Danielle Lambert par Jean-Pierre Suaudeau

Les Parutions

23 janv.
2022

L'oubli, la mer de Danielle Lambert par Jean-Pierre Suaudeau

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L'oubli, la mer de Danielle Lambert

 

DYPTIQUE EN BLEU SOMBRE

 

 

« L’oubli, la mer », le court texte de Danielle Lambert, est découpé en une quarantaine de chapitres n’excédant pas 3 pages, une vingtaine consacrée au naufrage meurtrier du ferry sud-coréen le Sewol en 2014 au large des côtes coréennes, provoquant la mort de 250 lycéens, et, en écho, une vingtaine d’autres évoquant un deuil personnel, ses répercussions.

 

Le texte ausculte donc la catastrophe coréenne et ses conséquences, heure par heure, minute par minute, mais celle trop intime pour être entièrement exposée, sera dévoilée par bribes, avec retenue et pudeur.

Ce qui pourrait n’être qu’un fait divers supplémentaire, qu’une catastrophe supplémentaire dans la longue litanie de celles que la marche du monde nous impose presque quotidiennement et sur lesquelles nous jetons un œil outragé, effaré, avant de porter notre regard ailleurs, vient soudain télescoper le proche, réveiller un drame intérieur, enfoui, ladite catastrophe jouant comme la vague qui rompt la digue du silence et déclenche l’écriture, sa nécessité : L’écriture court, fauche les lignes couchées, c’est tendu vers un but que seul ce cheval fou connaît ou reconnaît, que seule l’écriture cursive dénoue, à l’insu du moi (…), si tu pouvais avoir tout dit de ce qui s’écrit, si tu pouvais continuer à filer au galop dans les forêts du non-dit » (p10). Cette obligation, cette admonestation à écrire, on en comprend les ressorts, les causes peu à peu.

Car les deux événements communiquent, s’interpellent, parfois ne font plus qu’un au point qu’on ne sache plus à qui appartient cette main qui « ne caressera plus cette joue qu’un fourmillement de temps brouille » (p 62). Que les corps soient introuvables, dissimulés dans la coque du navire à 40m de profondeur ou dans une armoire familiale : quelle différence ?

La narratrice n’aura alors de cesse d’y revenir : fouiller, comprendre ce drame, ce qui s’y est joué pour mieux affronter le sien, ou simplement pour, enfin, pouvoir y déposer, y déployer une parole, des mots. Rompre le silence, la mer d’oubli.

L’un des enjeux du texte consiste en effet à substituer une parole autre à la vérité officielle « si contraire à la vérité » (p13), et qui fait autorité, celle des institutions pour le désastre coréen, aussi bien qu’au « silence des autres — familles, école, voisins, médecins — qui ferme les yeux et les portes sur les sévices » (p34) pour celui familial. En quoi les deux tragédies se rejoignent. Il s’agira donc de conjurer mots, paroles, silences, qui dissimulent la vérité sous le déni.

L’écriture opère comme tentative d’élucidation, de mise à jour et le rapprochement avec la catastrophe coréenne, les leçons que Danielle Lambert en tire valent également (avant tout ?) pour la douleur intime, le suicide, à l’âge des lycéens coréens, du frère, suicide qui a brisé la toute jeune femme qu’elle était alors. Peut-être est-ce par ce seul biais, par ce regard oblique, aller chercher loin les leçons pour le plus proche, qu’il est possible pour la narratrice de mettre des mots sur le drame vécu, franchir cet invisible mur qui a laissé une partie d’elle-même de l’autre côté, cette séparation, cette division de soi-même qui empêche l’intégrité du sujet. Au point que l’énonciation à la première personne est impossible et ne peut être prise en charge que par un « tu » témoignant de la difficulté à faire exister, revivre, cette autre au bout du temps car ce ne sont pas seulement les morts qui ont sombré dans la mer d’oubli ce sont aussi les proches, menacés de se noyer à leur tour : « tu sors de la mer d’oubli dans laquelle tu te mouvais » (p 75)

Autant que d’exercer, à travers les mots, « le fantasme de retrouver le mort vivant » (p 65), il s’agit de reprendre le chemin de l’avant, du passé, tendre la main à celle abandonnée de l’autre côté du temps et à laquelle la narratrice s’adresse, que la narratrice regarde, accompagne et tente de sauver, même si « la vie ne délivre pas de la mort. Elle s’en encombre. » (p 45). Une quête d’identité.

Ce récit poignant et profondément triste s’apparente à un combat qui, s’il doit être mené, est sans illusion : la narratrice semble n’en attendre aucun soulagement, étouffant à grand peine une colère sourde, froide.

En plus du montage quasi cinématographique (et non-chronologique : mais nos vies ne le sont pas davantage) que constitue la structure même du texte, sa puissance tient également à cette pudeur, à cette retenue pour évoquer la mort, la déflagration qu’elle représente et que le sacré médiatise par touches discrètes mais constantes (grisaille terreuse d’église (p 10), semblant résonner comme dans une église (p 26), interdiction sacrée (p 38), cathédrale sous-marine (p 41), présence aérienne et sacrée (p 79), exhalaison d’église abandonnée (p 79)…).

A quoi s’ajoute la grâce, l’élégance de l’écriture de Danielle Lambert, dépourvue de toute emphase, de tout sentimentalisme, qui délivre des images à bas bruit, laisse filtrer un murmure, un chuchotement, pareil au souffle ténu, celui de la mer dit-on, diffusé par une conque marine.

« L’oubli, la mer » est donc placé sous le signe du deuil et d’une forme de solitude que rien ne peut consoler puisque l’essentiel manque : cette partie d’elle-même amputée, au point de contaminer un monde où la neige est esseulée et la poussière endeuillée car « la présence (du mort) t’entoure comme une désespérante seconde peau. Désespérante et aimée. » (p70). « L’autre n’est plus là, or il est plus présent que jamais » (p 81).

Le texte sera alors une façon de contenir la tragédie, tout à la fois de la tenir à distance et de la ramasser, urne funéraire témoignant que quelque chose a eu lieu : un contenant qui sera moyen de laisser enfin la narratrice en paix et de pouvoir peut-être, le dernier mot posé sur la dernière ligne de la dernière page, à l’instar du conseil énoncé par Frédéric Boyer dans « Le lièvre », « laisser partir les morts ».

 

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