Saïd de Fabienne Swiatly par Jean-Pierre Suaudeau

Les Parutions

21 avril
2022

Saïd de Fabienne Swiatly par Jean-Pierre Suaudeau

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Saïd de Fabienne Swiatly

Autoportrait, un fragment

 

Distribué en 10 chapitres et 74 pages, le récit de F S retrace, à la première personne, un fait marquant de l’enfance.

 

Situé au tout début des années 70, dans une petite ville de Lorraine, « Saïd » déroule un récit d’enfance en milieu populaire, dans la chaleur et l’ennui de journées interminables, malgré la fête foraine, malgré le foot, malgré les pylônes électriques à escalader, jusqu’à ce que surgisse, au milieu de l’été, Saïd avec lequel, clandestinement, tuer l’ennui, avec lequel s’évader quelques heures au bord de la Moselle, occuper les wagons désaffectés de l’usine ou pénétrer à l’intérieur de tunnels interdits, des terrains d’aventure comme on s’en invente à tout juste 10 ans, à quoi s’ajoutent l’exotisme, la rencontre avec l’autre, semblable et différent, quand soi-même on se sent moche, trop grande, parce qu’on a des taches de rousseur, qu’on est moqué par les copains, le plaisir pris à cet échange qu’il vaut mieux taire aux proches, la honte qui en découlerait si on l’apprenait, au point d’ignorer, en leur présence, le nouvel ami, d’oublier la complicité qui les unit, de participer lâchement aux provocations malsaines contre les voisins arabes (36).

 

« Saïd » rend compte d’un univers au sein duquel deux mondes, séparés par la frontière symbolique mais infranchissable d’une ligne de pylônes électriques, se font face et s’ignorent : celui d’une barre d’immeubles où vivent les familles arabes et celui de l’alignement de modestes maisonnettes toutes semblables. Infranchissable car la guerre d’Algérie est proche, hante les mémoires, nourrit les conversations, modèle les comportements, irrigue encore de son venin les têtes des adultes et contamine celles des enfants.

 

À l’exception du premier chapitre écrit au passé, seule intervention de la narratrice adulte pour installer le contexte, le récit est mené au présent, traduisant l’immersion dans une enfance seulement occupée de l’instant, lequel concentre tous les possibles.

Swiatly procède par phrases courtes qui accélèrent le récit, collent au plus près du moment vécu, en notations économes ou énumérations elliptiques (40, 47…).

L’écriture, débarrassée de toute emphase, se maintient sur une salutaire ligne de crête, sans jamais tomber ni dans la mièvrerie ni dans une distanciation bien-pensante. L’autrice faufile ensemble des moments à hauteur d’enfant où la sensation prévaut : odeurs, touchers, goûts, ouïes, vues sont sollicités (« Le gravier s’enfonce dans nos genoux et dans nos coudes. Saïd transpire avec des gouttes sur le front. Il sent pareil que dans l’église. Une odeur d’encens. » 30) qui tissent une enfance où l’innocence, l’insouciance, comme intrinsèques, premières, sont sans cesse bousculées, réinterrogées par le rapport aux autres et au langage.

 

Car le texte est également une histoire de mots, de langues : celle de l’enfance en butte à celle des adultes d’abord, ces « mots brutaux dans leur bouche : bicots, bougnoules, sidis, crouilles, et nous les prononcions à notre tour loin des oreilles adultes » (10), bientôt bousculée par celle de Saïd, cette langue que la jeune fille trouve « incroyable » (26) au point de n’avoir « plus de voix dans [la] bouche » (39), en état de sidération au moment d’entrer dans l’immeuble que celui-ci occupe. Et quand on ne se comprend pas, il suffit d’échanger dans un sabir franco-arabe enrichi du polonais familial de la narratrice.

L’existence s’écoule au sein d’un monde figé, reclus où le réel est si décevant qu’il faut s’inventer un ailleurs, un avenir où la vie sera différente, lumineuse : « Plus tard J’aurai une voiture de sport. Je serai Françoise Sagan, je l’ai vue à la télé dans une magnifique décapotable. Elle roule vite. Elle parle vite. Elle vit à toute vitesse. Ici les gens sont lents et moches. » (49) Jusqu’à ce que la venue de Saïd rende l'écoulement ralenti des jours supportable, fasse espérer « que ce soit le mois d’août tout le temps » (41).

 

Une forme de nostalgie, de mélancolie, justifiée par les dernières pages du récit, infuse le récit, insinuant que cette enfance-là n’aura été heureuse, joyeuse, qu’au cours de brefs instants dans l’oubli des adultes, de leurs règles, de leurs peurs au sein d’un monde qui n’a guère d’égard pour les enfants (« bandes d’ emmerdeurs », 47) et où la famille elle-même ne constitue nullement un refuge, où on s’y sent étrangère. Récit d’enfance qui paraît clore et pulvériser l’enfance, tuer la confiance dans l’avenir et instituer une irrémédiable bascule vers le monde, rugueux, semé d’embûches des adultes.

Il faudrait également dire l’émotion qui nous étreint à la lecture de ces pages, émotion d’autant plus vive que l’écriture la tient en laisse, ne se laisse pas aller à des épanchements apitoyés, larmoyants. Qualité récurrente des textes de Fabienne Swiatly.

 

Avec « Saïd », F. Swiatly, poétesse, romancière, nouvelliste, essayiste, poursuit une extraordinaire et captivante entreprise littéraire, ajoutant ce nouvel opus à la somme biographique qu’elle bâtit avec patience, obstination, utilisant pour ce faire les diverses facettes de l’écriture, tantôt documentaire (« Elles sont au service », « 44 brèves de Saint-Nazaire »…), tantôt poétique (« Mère éléphante », « Cheval magnifique »…), tantôt théâtrale (« Annette: tombée de la main des dieux », « Umbau », « Boire »…). A quoi il faut ajouter le journal « intime » que développe l’autrice sur son blog, La trace bleue, autre pan d’un travail d’écriture acharné à dire le réel, à faire littérature avec ce qui l’entoure, créant une œuvre fascinante, un « work in progress » où chaque pièce, chaque élément vient compléter l’ensemble, lui donner une teinte supplémentaire, peignant livre après livre le tableau polychrome d’une existence en même temps que celui d’une époque, la sienne, la nôtre.

 

 

 

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