Vivre vite de Brigitte Giraud par Jean-Pierre Suaudeau

Les Parutions

09 oct.
2022

Vivre vite de Brigitte Giraud par Jean-Pierre Suaudeau

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Vivre vite de Brigitte Giraud

 

Portrait de l’artiste en démiurge ou la littérature contre la fatalité

 

Pourquoi lit-on ? Pourquoi écrit-on ?
Cette double interrogation surgit à la lecture du dernier livre de Brigitte Giraud « Vivre vite ».

En 2001, dans un texte précédent, « A présent » (éd. Stock), magnifique de pudeur et de douleur rentrée, BG avait déjà raconté l’effroi de la perte de l’être aimé à quoi rien ne prépare.
L’écrivaine revient donc avec « Vivre vite » sur l’accident qui a coûté la vie à son compagnon quelque vingt années plus tôt et explore les jours, les heures qui l’ont précédé, ont conduit à ce moment, devenu trou noir de son existence.

Dans ce récit autobiographique, l’autrice ne s’abandonne ni à la colère, ni à une larmoyante nostalgie, mais témoigne plutôt d’une mélancolie active quand l’écriture devient un stratagème destiné à faire revivre ce qui est mort, évanoui (« Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » pour reprendre les mots d’Annie Ernaux) et que la maison qui a abrité vos rêves communs va être vendue et à son tour détruite, engloutissant le passé, jetant une nouvelle pelletée de terre sur le cercueil de votre amour anéanti.

L’occasion d’évoquer ces liens qui unissent aux êtres chers, tissés de riens plutôt que de déclarations enflammées, d’attentions, de discrètes complicités (« on dure à côté du presque rien », James Sacré), de quoi est aussi fait l’amour, dont, souvent, on distingue mal soi-même ce qui le constitue, retraçant la vie au côté de l’aimé et en creux esquissant son portrait et le sien propre. S’y dessine également celui d’une époque, celle où internet et le téléphone mobile grand public n’existaient pas encore, accompagnée de la bande-son de ces années-là, de ce couple-là, concentrée de « vivre vite », pulsion vitale, bande-son âpre, tendue, tonique, où s’illustrent les Clash, Death in Vegas, Joy Division, ou bien Cat power, PJ Harvey, Tindersticks ou encore Dominique A dont « le courage des oiseaux dans le vent glacé », extrait de la chanson fétiche du couple, pourrait servir de sous-titre au livre.

Chacun des chapitres de « Vivre vite » s’ouvre à la lueur tremblante d’un « si » hypothétique, susceptible à lui seul de modifier le cours des événements : Si je n’avais pas voulu vendre l’appartement ; Si j’avais eu un téléphone portable ; S’il avait plu etc.
BG choisit donc d’ausculter une vingtaine d’événements, micro-événements ayant précédé l’instant qui a fait basculer irrémédiablement sa vie, au point d’accréditer l’idée qu’il aurait suffi de peu pour que ce 22 juin 1999 soit un jour banal dans une existence où, dit-elle, nous étions amoureux et nous n’avions aucun obstacle devant nous (p32).
Le livre n’aurait alors d’autre objectif que de régénérer ce qui n’est plus, ne peut plus être, de faire tourner encore une fois le manège, la roue du temps, pousser encore une fois la balançoire où l’aimé sera éternellement juché, l’accompagner, faire corps (et redonner corps) jusqu’à l’ultime seconde quand justement cette seconde-là reste si dense, si insondable qu’il paraît nécessaire de donner du sens à ce qui n’en a pas (même s’) il n’y a pas de raison (p183).
Ferrailler avec ce passé qui ne passe pas, démarrer une uchronie intime capable de modifier les 48h qui ont précédé l’accident, de l’éviter. Jusqu’au vertige. Ainsi l’autrice interpelle-t-elle ceux et celles resté.e.s à l’autre bout du temps, 20 années plus tôt, avant l’accident donc, et qui ne savent pas encore, elle aussi bien, leur adressant injonctions et admonestations (Lève toi !, Ne prends pas les clés (p61), Coupe le son ! Prends tes affaires et tire toi ! (p154)) auxquelles il suffirait d’obéir pour annuler la catastrophe annoncée. Le procédé consiste à opérer à partir d’un moment où il est encore temps d’empêcher ce qui va arriver (p83) et d’y croire, feindre d’y croire, occupée par la nécessité de mettre des mots sur ce qui laisse sans mot (p198). Pouvoir de la littérature.

Pourquoi lit-on ? Pourquoi écrit-on ?
Mais il ne s’agit pas tant de remâcher le passé, de faire revivre ce qui ne peut plus être, de fouailler la douleur de la perte, que de comprendre les mécanismes clandestins qui régissent peu ou prou nos existences, comment chacune de nos décisions, de nos atermoiements, nous précipitent vers l’avenir, fomentent un futur forcément incertain, mettant à nu la fragilité de nos existences, à quoi elles tiennent, leur part aléatoire.
Car le matériau que travaille l’autrice dépasse le seul drame personnel : il restitue la trame même de nos vies, tissées d’imprévus et de faits inéluctables. À une époque où la prévision, le calcul, le fantasme du « risque zéro » dominent, BG en montre jusqu’à l’absurde l’impossible conjecture, l’impossible prospective, en même temps que notre propre vulnérabilité : nous sommes régis par le contingent quoi que nous fassions.
Ce faisant, elle suit le mouvement même de l’écriture romanesque, des sentiers que ladite écriture emprunte, de ceux qu’elle délaisse, des bifurcations qu’elle prend ou non, abandonnant d’autres alternatives, l’orientant dans d’imprévisibles directions.
Ce n’est pas seulement reconstruire le passé c’est aussi l’inventer, le maîtriser : l’autrice en deus ex machina, en démiurge, façon de reprendre la main sur l’inacceptable. Tout en en signifiant les limites, l’impossibilité, puisqu’il n’y a rien à comprendre, rien à voir, autant essayer d’essorer un linge sec. Et pourtant. (p186) Et le livre tout entier est régi par ce « Et pourtant », clé d’entrée vers tous les possibles.

Pourquoi lit-on ? Pourquoi écrit-on ?
Biographies, autobiographies ne nous obligent pas, à l’instar du roman, à une « suspension consentie de l’incrédulité » (Coleridge). Au contraire s’adossant à l’évidence d’une expérience, ils convoquent notre immédiate adhésion, nous sautent au visage, au cœur, dans l’instant où nos yeux balaient les premières pages, les premières lignes à condition, comme ici, qu’un.e écrivain.e soit à la manœuvre, en règle le flux, le rythme, en fixe l’urgence, en organise la structure, qui ne sauraient être ceux du réel mais ceux d’une vérité littéraire rendant compte de sensations, d’émotions communes, partageables. C’est toute la force de l’entreprise de Brigitte Giraud : reprendre le fil du temps, réinjecter de la vie dans ce qui est mort, métamorphoser un drame intime en une œuvre littéraire.

Vivre vite. Mourir jeune. Tutoyer l’éternité.

 

 

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