10 000 IMAGES, Arnaud de la Cotte par Jean-Pierre Suaudeau

Les Parutions

09 nov.
2021

10 000 IMAGES, Arnaud de la Cotte par Jean-Pierre Suaudeau

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10 000 IMAGES, Arnaud de la Cotte

FILMER SA VIE, L’ECRIRE

 

 

 

La prise de notes, à usage privé ou public, dans un carnet ou un journal, est une activité répandue bien au-delà du monde de la littérature. Des écrivains lui ont cependant donné ses lettres de noblesse, de Jules Renard à Frantz Kafka, de Virginia Woolf à Pierre Bergounioux. En quelques dizaines d’années, liée à l’évolution des techniques (camescope, puis système vidéo des appareils-photo et des smartphones), s’est développée une pratique : le journal filmé.

 

C’est ainsi qu’Arnaud de la Cotte, directeur artistique de l’association « L’esprit des lieux »* poste chaque dimanche, sur sa chaîne Youtube2 puis sur sa page Facebook,  un épisode de son journal filmé commencé en 2016. Chaque épisode dure très exactement 6’40’’, soit environ 10 000 images, d’où le titre du livre, lui-même partagé en 25 séquences.

 

A. de La Cotte filme donc la semaine et nous en propose une version synthétique de 6’40’’ chaque dimanche.

Cinéma spontané, pense-t-on, puisque rien n’est prémédité, décidé, avant d’actionner la caméra (en fait celle d’un simple appareil-photo). Captation de l’instant donc, au jugé, à l’instinct, ce qui n’exclut ni la volonté du geste ni la réflexion. Pour preuve : les deux ans de latence que s’accorde l’auteur entre le tournage et le moment de diffusion.

Car ce sera au montage que se fera à proprement parler l’écriture du film, son séquençage, l’ajout de la voix off, de la musique ou non, qui viendront donner forme au film, organiseront sa structure, sa fluidité.

 

La récurrence de motifs et de lieux qui en constituent le décor à quoi s’ajoute la musicalité de la voix off marquent certes une forme de permanence, entretenant familiarité et complicité avec le regardeur, mais, avant tout, impriment au film une marque, dessinent une esthétique, une poésie singulière, un style.

Effets de montage et scènes « re-jouées », séquences puisées dans les archives qui entrent en collision avec le présent, personnages qui fuient le cadre : une telle pratique interroge forcément le cinéma documentaire, sa justesse, sa conformité au réel. On se souvient de la phrase d’André Bazin : « L’unique différence entre le cinéma documentaire et le cinéma de fiction tient au fait que dans le cinéma documentaire les acteurs ne sont pas payés ». La caméra en effet ne se fait pas oublier si facilement (et on repense à l’interrogation de Chris Marker dans « Level five » à propos de la « suicidée » d’Okinawa qui, avant de se jeter d'une falaise, regarde le GI qui la filme : que se serait-il passé si la caméra n’avait pas été là ?).

 

Les journaux filmés tracent évidemment le portrait du filmeur, de ses rencontres, de ses déplacements, de son intimité, ce qu’il veut bien en dévoiler, encore s’agit-il d’un portrait en creux puisque celui-ci n’y apparaît que rarement, à travers la diffusion de sa voix en off ou de son propre reflet, à moins que ce ne soit son ombre, sa main, ses jambes que la caméra enregistre, furtivement, malgré lui.

Le journal filmé d’A. de La Cotte semble la mise en images du vœu flaubertien d’écrire un « livre sur rien » et c’est notre vie même qui défile sous nos yeux, quand bien même elle revêtirait l’apparence d’autres corps, d’autres existences, regard porté sur l’infime, instants retenus dans le flot des instants qui nous assaillent : nous devenons les spectateurs de nos jours. L'auteur précise : « C’est comme si le journal filmé était un procédé magique qui me permet de réunir les preuves de mon existence ». Et des nôtres, a-t-on envie d’ajouter.

 

Au-delà de la curiosité qu’on éprouve à tenter de comprendre ce qui pousse à devenir le metteur en scène de sa propre existence, il faut lire ce livre pour saisir combien chaque épisode du journal filmé (plus de 250 à ce jour), pareil à un feuilleton, ne doit rien au hasard mais est le fruit d’une pratique tenace, obstinée, réfléchie, le choix d’un découpage, d’une écriture qui révèlent la singularité du filmeur.

 

Comment en vient-on à se saisir d’une caméra et à décider de filmer son existence, quand bien même son expérience de cinéaste serait des plus réduites ?

Le livre qui en trace à la fois l’origine et les modalités est passionnant car ce journal filmé est l’aboutissement d’un long processus.

L’auteur restitue un cheminement personnel (qui épouse la démarche même du journal filmé), empreint de modestie, touchant, qu’on suit pas à pas, page à page, des balbutiements de l’écriture à celle de la pratique résolue, quotidienne, du journal filmé et des interrogations qui, inévitablement, surgissent. Et on entrevoit comment ce journal transforme la vie du filmeur, traversant l’existence caméra au poing, quand il devient un acte à ce point existentiel et artistique.

 

Cette histoire d’une pratique revient sur les rencontres déterminantes, celles avec Alain Cavalier, Paul-Armand Gette et Eugène Guillevic (et ce n’est pas la moindre des surprises de constater que celui qui filme puise autant ses influences dans les arts plastiques ou la littérature que dans le cinéma). « La poésie de Guillevic m’accompagne toujours. C’est je crois cette écriture que je poursuis dans le journal filmé, une écriture multiple, cinématographique et poétique » (36)

Ce faisant ce n’est pas seulement sa propre démarche qu’il ausculte pour le lecteur (et peut-être également pour son propre compte) c’est l’histoire même des images animées qu’il fait défiler sous nos yeux, depuis les premières, celles de Muybridge et Marey, puis celles des frères Lumières jusqu’à celles de Godard, de Cavalier, de Truffaut, en passant par celles de Renoir ou de Jonas Mekas. S’ouvre alors devant nous la grande encyclopédie du cinéma dans laquelle vient s’insérer en toute logique le journal filmé.

Arnaud de la Cotte n’est pas un filmeur isolé : il appartient à une constellation (Gérard Courant, Anh Matt, Joseph Morder, Michel Brosseau pour n’en citer que quelques-uns) qui s’exprime de façons très diverses mais à travers un langage commun qui interroge les formes mêmes de l’écriture cinématographique, sa grammaire. « Le fait considérable que représente esthétiquement l’émergence de ces journaux filmés reconstruit à rebours, ou rétrospectivement, une histoire déjà présente du cinéma, mais qu’on raconte autrement » note François Bon dans la postface du livre.

 

On croyait tout connaître (ou presque !) du cinéma et voilà qu’A. de La Cotte ouvre soudain une fenêtre latérale pour nous en proposer une relecture captivante, relecture qui vient renforcer l’intérêt, la fascination qu’on éprouve à regarder les épisodes de son journal filmé.

 

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