Cinq mains coupées de Sophie Divry par Jean-Pierre Suaudeau

Les Parutions

12 nov.
2020

Cinq mains coupées de Sophie Divry par Jean-Pierre Suaudeau

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Cinq mains coupées de Sophie Divry

Le pays où on coupe des mains

 

Plusieurs écrivains se sont déjà penchés sur le « mouvement des gilets jaunes » (Pierre Bergounioux, Danièle Sallenave, Nathalie Quintane, entre autres), en ont analysé les répercussions, l’importance. Le nouveau livre de Sophie Divry, Cinq mains coupées, aborde par un versant autre ce même mouvement.

De Sophie Divry, on se rappelle Quand le diable sort de la salle de bain (Notabilia, 2015), livre décoiffant sur la précarité que n’aurait pas renié Queneau (où le lecteur croisait la silhouette de Pierre Bergounioux : grand moment !), ou bien Rouvrir le roman (Notabilia, 2017), combattif et stimulant retour théorique sur le roman, ses trompe l'œil, ses impasses.

Le projet est cette fois de rendre la parole à cinq hommes qui, victimes des violences policières de l'année 2018-2019, ont dû être amputés d'une main. 

Au-delà de la relation des faits, Sophie Divry s’attache à cette parole nue, sans, dit-elle, n’y avoir rien changé, témoignages accablants par la brutalité crue qu’ils révèlent, brutalité physique bien sûr et brutalité morale, puisque des vies en sont à jamais bouleversées, anéanties et le temps qu’il faut pour les reconstruire, ces vies, quand on n’a pas seulement perdu une main mais également les repères qui régissaient jusque-là vos jours, repères qu’on sait à jamais abolis. Par la grâce d'une présence attentive, Sophie Divry en rend compte sans pathos, parole rendue quand le reste semble avoir été englouti, effacé, n’avoir jamais existé et qu’il faut s’inventer un avenir inimaginé.

Texte remarquable qui nous permet un salutaire retour sur le passé récent, trop vite englouti par un présent obnubilant, obsédant. Texte puissant par la force des témoignages qu’il délivre, et l'effroi qu'ils suscitent en nous rétrospectivement : en avons-nous suffisamment pris la mesure de ces vies saccagées ? Est-ce ainsi désormais que nous vivons dans ce pays réputé des droits de l'Homme ?

La cohérence du texte se renforce de sa construction, ajustement subtil entre fond et forme, l’autrice ne se contentant pas de restituer l’un après l’autre ces témoignages, mais choisissant de les monter (comme on le fait au cinéma), opérant par rapprochements, par analogies, morcelant et recomposant la parole individuelle au profit d’un chant choral qu’elle fait émerger au sein de la tragédie : « Je m’appelle Gabriel, j’ai 22 ans. Je m’appelle Sébastien, j’ai 30 ans. Je m’appelle Frédéric, j’ai 36 ans. Je m’appelle Ayhan, j’ai 53 ans. C’était le le samedi 2 novembre. C’était le 1er décembre. C’était le 8 décembre. C’était à Bordeaux. C’était à Tours. C’était place Pey-Berland. C’était place Jean-Jaurès. C’était sur le boulevard Roosevelt dans le XVIè arrondissement. Ça s’est passé le 9 février devant l’Assemblée nationale, à Paris. » (p 11)

Tel qu’il se déplie le texte devient tourbillon étourdissant autant que spirale infernale, métaphore même de la catastrophe vécue.

Une seule entité à l'œuvre donc, une seule voix s’élevant des décombres d’existences dévastées, montrant à la fois l’absurdité de la violence policière, violence d’Etat, et la sidération de ceux qui l’ont subie. Réitération du même traversée par la singularité de ces voix (peut-être est-ce tout simplement ça "une parole collective") afin de rendre compte de vies fragmentées qui valent miroir de ces éclats de grenades, éclats multiples qui n’ont rien de lumineux et tout d’un reflet létal, funeste.

Ce faisant, Sophie Divry ne bouscule pas seulement l’ordre littéraire, l’ordre balisé de la littérature ordinaire, mais subvertit l’ordre même du social, son agencement, son ordonnancement immuable, mesuré comme si, à cet endroit, histoire officielle et histoire populaire ne pouvaient coïncider, ne pouvaient tenir ensemble, couleurs trop vives débordant des limites de l’image morte où elles étaient assignées. 

Dans la postface du livre, Sophie Divry écrit : « A travers leurs mots, une même question nous est posée, une question qui revenait me tarauder à chaque rencontre, à chaque détail appris (…), une question présente dans chaque souffrance dite, ou plus souvent devinée : Que va-t-il devenir ce pays où on coupe des mains à des ouvriers, à des étudiants ? »

Le mérite de ce livre et de son autrice est de mettre sous nos yeux ces questions restées sans réponse, de nous faire entendre la voix de ces oubliés, de nous en révéler l'urgence car c'est le corps social en son entier qui a été mutilé.

 

 

 

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