Elles sont au service de Fabienne Swiatly par Jean-Pierre Suaudeau

Les Parutions

29 mai
2020

Elles sont au service de Fabienne Swiatly par Jean-Pierre Suaudeau

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Elles sont au service de Fabienne Swiatly

 

 

Fragments du travail ordinaire

 

Le titre du recueil de Fabienne Swiatly, « Elles sont au service », énonce son objet : l’évocation de ces travailleuses invisibles qui « ne disent jamais rien d’elles mais qui les font exister eux ». (p 32)

Eclaircissons d’emblée un point : le texte paru début mars a été écrit bien avant, puisque commencé en 2015, complété en 2018 et 2019, c’est-à-dire avant l’effet de souffle provoqué par l’épidémie et la soudaine apparition dans le paysage médiatique de ceux et celles qui ont tenu le pays à bout de bras. Ceci dit afin de rendre justice à l’autrice et à son éditeur : rien dans cette parution d’opportuniste.

Ceux et celles, oui, mais en majorité des femmes : infirmières, ATSEM1AVS2, « hôtesse de caisse ou d’accueil », et aussi bien bibliothécaires ou prostituées, déclinées en 62 fragments, 62 portraits qui ne dépassent jamais la demi-page mais dont la force expressive est inversement proportionnelle à leur longueur.

L’invisibilité des femmes est un invariant de l’Histoire : sans cesse, on les redécouvre, les historiennes, les chercheuses les font surgir, ressurgir avec patience, obstination avant que de nouveau leurs existences soient recouvertes par le plaqué-or de l’omniprésent pouvoir masculin. Elles sont là pourtant, tenues pour quantité négligeable, à moins qu’une crise ne survienne, qu’on s’aperçoive soudain de leur présence, de leur importance, que les médias, par la force des choses, braquent leurs projecteurs sur elles.

Ce livre serait une pierre pour ne pas oublier au moment où les sunlights s’éteignent.

De ces femmes au travail, de leur identité, on ne saura rien le plus souvent qu’un pronom, « elle », et la fonction qu’elles occupent, que nous devinons plutôt par des gestes effectués, par une parole livrée. Car le texte dit le travail, les actions inlassablement répétées : une table à essuyer, un enfant à moucher, des oreillers à remonter, un lit à refaire, un sac poubelle à changer, une robe à plier, un fauteuil roulant à pousser… Autant d'initiatives de femme dans une société qui les rétribue comme on sait. « Métier de merde » (p 43), dit l’une, et en l’occurrence pas seulement dans son sens figuré.

Le travail transite par le corps, figure centrale de ces miniatures, Fabienne Swiatly en esquissant les contours en quelques traits : mains, doigts, bras, et bouches et poitrines aussi bien. Corps subissant le travail, les courbatures et les gerçures, le froid qui saisit au milieu de la nuit travaillée, les postures qui vrillent le dos.

Portraits saisis dans des espace réduits, endroits de rien où le temps semble sans commencement ni fin, où les montres semblent « toujours indiquer la même heure » (p 50),  espaces où la littérature se risque peu.

Nul haut fait, nulle action d’éclat à célébrer, nulle beauté immédiate dont on peut s’émerveiller (lointain grandiose, panthère des neiges, peuplade exotique….). Et cependant, on y croise des lionnes (p 23), des machines gueule ouverte (p 62), des dragons endormis (p 60), on y entend des « accents qui transportent un brin d’Orient » (p 55), du wolof aussi (p 63), et si invitation au voyage il y a, ce sera par l’intermédiaire des parfums synthétiques des nettoyants industriels promettant le « grand large et le citron de Sicile »(p 14).

En butte à l’indifférence quand ce n’est pas au mépris, ces femmes n’ont nul besoin de compassion, pas question d’en faire des victimes (bien qu’elles le soient souvent), car elles sont debout, usées, fatiguées, mais debout, présentes, exigeantes, et en rogne parfois, et en grève même car « elles ne sont pas choses ou chiffres qu’on déplace d’un coup de clic sur l’ordinateur » (p 41).

Nulle plainte, nul gémissement (et qui pour les entendre ?), nulle morale, simplement la recension minutieuse, attentionnée de moments que les heures engloutissent, effacent.

Opérant en cadrage serré et plan fixe, en notations sèches dépourvues d’emphase et de grandiloquence, il suffit à l’autrice de quelques mots, de quelques lignes pour que le hors-champ envahisse la page : nous savons, nous les connaissons, les avons côtoyées ces femmes au travail dans l’angle mort de nos existences empressées. Nous ne l’avions pas vu, pas lu avec cette intensité modeste qui est celle de l’être-là, de la présence à l’autre. Sans pathos, sans désir de glorification ni message militant. Sans attention charitable ni misérabilisme non plus.

Cette simplicité d’écriture, ce rapport aux autres, on imagine le temps qu’il aura fallu pour y parvenir, des années sans doute de présence, d’attention, d’écoute : débusquer en quelques mots, quelques phrases l’essentiel d’une situation permettant ces captations minutieuses, précises, dégraissées. « Il faut opter pour une ontologie poétique soucieuse de faire droit à une contingence du réel dont elle reconnaît d’emblée la valeur au lieu de l’écarter sous prétexte d’insignifiance » écrit le poète et philosophe Jean-Claude Pinson dans son dernier essai3. Le recueil de Fabienne Swiatly en est comme l’illustration.

Tisser des liens, rabibocher le tissu social désagrégé, réparer les vivants.

À la sempiternelle question « Que peut la littérature ? », l'autrice donne là une réponse empreinte de modestie : apporter cette part d’humanité qui la rend tellement précieuse.

 

1 Agent Territorial Spécialisé des Écoles Maternelles.
2 Auxiliaire de Vie Scolaire.
3 p. 40 in « Pastoral, de la poésie comme écologie », éditions Champ Vallon, 2020.

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