La face nord de Juliau, onze, douze de Nicolas Pesquès par Tristan Hordé

Les Parutions

09 mai
2013

La face nord de Juliau, onze, douze de Nicolas Pesquès par Tristan Hordé

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À côté d'autres livres, Nicolas Pesquès poursuit l'écriture (comment dire autrement ?) de Juliau, le premier volume publié en 1988. Le nouvel ensemble diffère des précédents non par la réunion de deux parties — ce choix avait déjà été proposé —, mais par le contenu des deux annexes placées entre Juliau 11 et Juliau 12. Le premier document relate « la dernière saison » de la mère de Pesquès, atteinte de la maladie d'Alzheimer et les réflexions qu'elle suscite, le second rapporte ses réponses, notées au fil des jours, à deux questions à propos de l'existence du mont Juliau et du titre La face nord de Juliau. Ces brèves annexes, traces de la réalité, du « réel réel », constituent des informations à partir desquelles est organisé le livre.

   J 11, pour simplifier, c'est le livre noir, celui de la nuit, où alternent poèmes, notations datées (avec l'heure pour la nuit), citations, noms de peintres, d'« inviteuses » (Lou, Milena, Emily), tous éléments qui composent une « course au noir jusqu'à ce 12 décembre », jour de la mort de la mère : le 12 décembre, dernière date donnée avant les annexes et qui ferme le second document. J 12, c'est le livre jaune (la couleur des genêts), ensemble homogène de poèmes en prose, écrit sur la perte et la nécessite d'écrire, avec « la douleur tutrice du récit », ce qui est autre chose qu'une histoire — celle de la mère, celle du narrateur ou celle de Juliau — est narré. Le livre s'achève (« ce J 12 après le 12.12 »), et il sera « composé probablement en corps 12 ».

    J 11 s'ouvre avec (dans) la nuit, avec l'image du goudron, du « noir qui veut noircir », et l'écriture de Juliau commence sans la vue : ce n'est pas la colline qui est décrite, le langage l'insère dans un univers de mots et ses couleurs sont d'ailleurs celles des tableaux de Matisse, de Whistler, de Geneviève Asse. Écrire, et écrire encore le Juliau, revient à construire une réalité de langage, de même que les lieux miment la réalité d'un tableau : est évoquée « la toile sur laquelle est projetée le paysage ». Cela a donc un sens d'« écrire sans voir », de « voir sans yeux » ; la nuit représente « une fosse d'immémoire », et ce n'est pas le Juliau que les yeux « étreignent » : le "je" entre « en terre phrasique ».

   Cette relation à la nuit, à la vue se poursuit par la réflexion sur ce qu'un aveugle se représente du réel, des couleurs, représentation qu'il est impossible de connaître. Mais que connaît-on de ce que chacun voit ? De même que les images construites dans la cécité sont inconnaissables, aucune vision des choses n'est peut-être transmissible par l'écriture : le langage donne le moyen d'écrire, et l'écrit sera lu par autrui, mais ce que les mots trient dans le réel reste « opaque » pour celui qui écrit, et donc se construisent alors pour le lecteur des images à partir des significations qu'il accorde aux mots. C'est ce déséquilibre irréparable, qui tient à la nature même des langues, qui justifie la reprise sans cesse de l'écriture de la colline, qui donne aussi au fait d'écrire quelque chose de tragique : « Nous vivons dans un monde obscur, obscurément partageable, dont nous ne pouvons partager que l'obscurité. » Reste alors « de voir ce que le langage fait au paysage et ce que le paysage fait au corps ».

   Cette opacité, ce sentiment sans cesse de ne pouvoir sortir d'un labyrinthe, c'est ce qu'éprouve Pesquès devant sa mère avec qui parler devient jour après jour impossible : « Le paysage est toujours là, parti. La mère aussi. Ils n'ont plus rien d'autre à faire que de la présence. L'absolu du paraître, et tout ce qui l'accompagne. » Pourtant, dans les derniers jours, une phrase dite en anglais prouve, un instant, qu'il est possible « d'entendre ce que l'autre dit ou écrit et, [...] de s'entendre tout court », moment qui, à lui seul, justifierait la poursuite de l'écriture.

   J 12 pourrait être seulement le récit d'une perte, mais la mère est « morte, non décédée », c'est-à-dire non sortie de la vie. C'est là un fil conducteur comme, formellement, la présence des échos : à côté du retour d'une forme très ancienne de deuil, "dol" (qui signifiait "affliction"), associée à "écre" ("écrire") — « Dol et Dol d'écre » —, des homophones ou quasi homophones — « la carriole au loriot », « Ranger, ronger », « l'écheveau, les chevaux », « La tache est une tâche », « Puis est puits », "la chair" et "la chère" — appuient la série récurrente "le lieu, le livre, le lièvre". Comme si le lièvre dans sa course entraînait l'écriture du livre puisque le nom de l'animal contient le mot "livre" (« li(è)vre »), ou plutôt « Le lièvre [est] happé par le livre ».  

  

   Il y a un avant et un après la mort de la mère. Au noir, à la nuit, à l'immobilité se substituent la présence et le mouvement des animaux (mulot, buse, mésange, épervier, la perdrix,...), le jaune des genêts, couleur de la sexualité dans l'ensemble des écrits concernant Juliau  ; les citations disparaissent, se succèdent, homogènes, de courtes proses où dominent les phrases brèves, souvent nominales. Ce n'est pas que les mots puissent désormais rendre compte du  réel (« Le bois mort n'est ni le bois ni la mort »), mais « On veut que la coupure créée résiste à la mémoire [...]. On veut que la séparation nous aime. » Donc, comme concluait Beckett dans L'innommable, « il faut continuer, je vais continuer ».

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