La Fin du monde, de Samuel Deshayes et Guillaume Marie par Christophe Stolowicki

Les Parutions

13 juil.
2023

La Fin du monde, de Samuel Deshayes et Guillaume Marie par Christophe Stolowicki

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La Fin du monde, de Samuel Deshayes et Guillaume Marie

 

 

BD cacatoès d’émulation joyeuse, La Fin du monde, comptine à quatre mains plus conjuratoire que prémonitoire, moins tragique que Cassandre aux lèvres de cendre froide – une œuvre  où tout jubile en gageure, où de florale copulation le pouls bat de l’œil sur la belle couverture signée Elisabeth Twining et David Éveillé.

 

Frasques-party, de cartoon un quart tourne, un écart nous égare. Un dessin s’anima, un dessein y sombra. On ne sort pas indemne de ce livre dont les solos de trompette pètent et craquent aux efforts redoublés de sa section rythmique.

 

Nous ne devions pas passer l’an mil. Or, animaux-machins, voilà que nous doublons le double cap, avec ce sale goût dans la bouche d’un confinement à peu près réussi, démuni. Stagne une rumeur sourde que ne relayent pas les politiques et très peu les media, les scientifiques moins encore, à la petite réserve près que tout à ses calculettes d’ordinateur, aucun n’a le front de nous projeter au-delà de. Et la marge va se rétrécissant.

 

À cela une seule réponse : Apocalypse Now, « a p o c a l y p s e » qui court en acronyme de la première strophe de la sextine comptine du chant 11 (sur 35) – dont nous prend au plexus le supplément d’envoi en coda concassée :

 

« après toi le déluge, laves-y tes mains / porte un masque en attendant celui dont la mort / ombrera, raidira ton visage, à l’amor / ce de ta dissolution, plus rien ne remaint [sinon le plus féroce anglicisme jamais lu par nos temps délétères made in the States] / après vide de sens, les mots, barrés, des lignes / le blanc, le mutique, gagne, guette, je, il / y, a, dis, des, mots, quels, plus, d’encre, encor, corps, si / peu peut s’il pleut te plaît les signes là déclinent / sous vos cieux yeux s’ouvrent-ils feu déçoit fragile / e, t, c, e, f, u, t, a, i, n, s, i »

 

Embrassée dans ces chants toute l’histoire de la poésie française, du troubadour Arnaut Daniel qui à la fin du douzième siècle inventa la sextine jusqu’aux contemporains Guillaume Marie et Samuel Deshayes dont l’un débite l’envoi jusqu’à en épeler en sigle le vers final – d’impayable gageure, un alexandrin lui aussi. À l’angoisse répond une virtuosité de grand fond qui nous prend par le travers, comme seul un poète.

 

Ou la fin du monde en abyme d’un humour ravageur, dévastateur, abondant en registres qui chevauchent tout le génie humain, « même pour le nombre Pi voici venir la fin », « on pourra dire plus tard qu’on a connu la fin / qu’on a vu les miroirs cesser de réfléchir ». Un jeu de massacre à l’emporte-pièces, au rouleau compresseur et au jeu de rôles, déroulant aux exterminateurs le tapis rouge du rire jaune, cet ocre brun.

 

Oui, « plus tard » : en 2084.

 

« À cet instant, dans le golfe du Mexique, des pêcheurs virent des lamantins tenter de s’accoupler avec des thons rouges », « un geai des chênes […] fut poursuivi et mis en pièces par des oiseaux de différentes espèces sortis d’un bois voisin ». Darwin et les éthologues corrigés par un poète, Lucrèce.

 

Au passage un « Croissez et multipliez » sur lequel la dérision n’insiste pas, le déferlement de masse y suffit, auquel répond un « gaucho-écologiste de merde ». De pures proses (sur un « tire-toi, sale teigne » abandonnée par son père à douze ans la future Cassandre qui suit de ses commentaires la faille sismique sillonnant le planète) à l’envers du vers en  vermiculaire.

 

Les Champs magnétiques ont été publiés il y a plus d’un siècle à présent, on renonce (sans le manuscrit) à déceler ce qui est de Breton ou de Soupault. Dans La Fin du monde, livret (sic) de jazz marqué par l’alternance d’un temps fort incisif et d’un temps plus étalé, anaphorique, plus narratif, il me semble bien reconnaître qui, Marie ou Deshayes, a écrit quoi. Qui le fond de piano, qui le solo de cuivre. Mais comme en jazz, sans le temps faible le temps fort n’existerait pas, ils s’imprègnent. Des nouveaux cavaliers de l’Apocalypse, le plus féroce est le chat joueur aux mimiques attendrissantes. Au dernier chant le temps du retrait devient le temps vrai : « Alors j’ai refermé ma bouteille, et les visions se sont évaporées. / Alors j’ai ouvert les yeux. / Alors j’ai constaté que j’étais nu, et bon sang qu’est-ce que je foutais là ».

     

 

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