Lara Bonneau, Lire l'œuvre d'Aby Warburg ... par René Noël

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24 avril
2023

Lara Bonneau, Lire l'œuvre d'Aby Warburg ... par René Noël

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Lara Bonneau, Lire l'œuvre d'Aby Warburg ...

Après le déluge

 

Optique du texte, lire Aby Warburg permet à Lara Bonneau de constater de nouveaux partages formels à l'œuvre chez un historien de l'art fidèle à toutes les traditions et à la pointe des recherches formelles de son époque, la première guerre mondiale figurant une razzia des certitudes les mieux ancrées chez nombre d'allemands et en lui particulièrement. Si Warburg personnalise ce défi jusqu'à se penser responsable du chaos mondial, du déluge, cette inversion des valeurs du sujet et du monde devient instrument de mesures de lignes de vie qu'il perçoit germaines, celles qui peuplent l'antiquité et n'ont pas déserté son époque, qu'elles soient peintes ou sculptées, mais que le regard cultivé et orienté par l'éducation ne voit plus qu'en tant qu'objets naturalisés, décoratifs, ainsi qu'Aloïs Riegl et Heinrich Wölfflin l'ont respectivement et autrement établi.

 

Iconographie et archéologie rendues à l'histoire des civilisations, la Renaissance reçoit et échange à nouveau des perceptions et des sensations, l'art, ses aspects et contenus se voyant conducteurs de forces conflictuelles de par leurs situations et orientations, leurs expositions, les altérations de leurs matériaux et leurs usages rapportés à ceux d'autres époques et d'autres civilisations. Les formes de représentation des arts plastiques et de la scène, la danse et le mime, ne tiennent-elles pas un langage plus concret et riche de mémoires des us et coutumes vivantes que n'importe quel autre objet, s'interroge Warburg, inspiré par son maître le philologue Hermann Karl Usener ?

 

Conduit par les lectures des visions de l'homme de son temps qu'il ne se résout pas à voir sombrer dans les idéologies proches de ses modèles étasuniens folklorisant les héritiers de cultures millénaires tenus dans des réserves, Warburg force ses penchants à l'idéalisme, là où Erwin Panofsky et Ernst Cassirer déduisent de leurs recherches l'iconologie et adoptent le modèle ontologique qui n'a que peu d'égards pour ses contenus, au profit de l'empirisme des œuvres à travers l'écriture des Fragments de l'expression (éditions L'écarquillé, 2015). Textes qui loin de n'être qu'inachevés ou brouillons, analyse Lara Bonneau (p. 67), incarnent les matières en devenir, mobiles, les nomment et les situent les unes par rapport aux autres, soit la vision d'expressions informées de leurs passés et de leurs transformations, élaborant des objets aux antipodes de formes idéales indifférentes aux évolutions, proches des recherches de Darwin auxquelles Warburg est attaché. Il n'est pas indifférent, écrit la philosophe, que le texte de Warburg se révèle sous forme d'esquisses élaborant des rapprochements et des processus d'autonomisation aussi bien que s'ils étaient tirés de l'oubli par les œuvres seules à même de lire le retour de lignes de force jusqu'alors invisibles. Soit un précipité de la théorie lue et thématisée à l'instant du flash d'un appareil photo, Warburg, observe Lara Bonneau, oppose à l'aveuglement les pondérations réciproques du moi et de la matière infraliminaires, kinesthésies et espace-temps libérés de leurs positions figées se substituent alors à leurs divisions, à leurs luttes fratricides et à leurs destructions réciproques.

Des impressions des images des tombeaux grecs aux analyses d'œuvres de Dürer, le toucher par les yeux sensitif et intellectuel de Warburg porte sur les mouvements, ainsi des cheveux de la Naissance du printemps de Botticelli, également sur l'humeur, le thymos des visages, attentif qu'il est aux formes dessinées, peintes des tableaux et à leurs tables analytiques qui les accordent sans les mutiler, soit les pratiques divinatoires, l'astrologie et la science astronomique des époques qui ont vu la réalisation de ces œuvres. Celles dont il pressent qu'elles ne cessent, selon des rythmes et des changements à découvrir, jamais leur commerce avec tout présent fuyant, agissent aux cœurs des modernités et prennent à contre-pied les images hypnotiques des idéologies s'autorisant, sous la République de Weimar, d'une antiquité fantasmée pour aboutir à une architecture grotesque, monumentale.

L'énergie conductrice de mémoires qu'Aby Warburg observe dans les contenus d'œuvres éclipsés par ses prédécesseurs n'aurait que peu d'intérêt si elle se limitait à n'être qu'une carte sommaire de conversion à un principe unique, dehors des dehors, soit le parti pris du statu quo néo-féodal anachronique à l'heure du droit de vote universel. Warburg se tient de fait, écrit Lara Bonneau, en équilibre entre un relativisme ou espace insaisissable et des séries mnésiques identifiables sous leurs apparences diverses et selon des rythmes, des écarts temporels irréguliers, ces actualités des formes dépendant autant des orientations de la société, que de la psyché de chaque artiste, ainsi que l'Atlas Mnemosyne (éditions L'écarquillé, 2012) l'atteste, d'une présence double, à la fois évolutionniste et historico-culturelle (p. 238).

 

 

 

 

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