"N'y point penser", Yves Boudier par Véronique Pittolo

Les Parutions

24 déc.
2021

"N'y point penser", Yves Boudier par Véronique Pittolo

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Quand Yves rencontre Boudier.

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Tu y penses parfois ?

Hein ?

Ben à la mort… est-ce qu’il t’arrive d’y penser (pas toujours mais quelques fois) ?

 

Je sais que les gens y pensent un peu plus que d’habitude, aujourd’hui, à cause du Covid, elle est là sans être là (la mort), mais moi non, je n’y pense pas (pas vraiment). Il suffit de n’y point penser… , enfin, je veux dire, il suffit d’être au bon endroit au mauvais moment. Regarde le Bataclan : c’était tellement violent tous ces morts en quelques minutes,  à côte de chez nous, c’était fou. J’y ai pensé souvent les jours qui ont suivi l’attentat.

Oui mais un attentat est beaucoup plus brutal qu’une maladie virale qui va et vient, passe et repasse, c’est différent … Regarde sous ta chaise : si ça se trouve le coronavirus est prêt à bondir sur toi depuis le sol !

Il faudrait éviter de cataloguer les façons de mourir, abruptes, lentes, diachroniques ou synchroniques, ce n’est pas très sain. Le 11 septembre et le 13 novembre furent des catastrophes brutales, les guerres et les pandémies renvoient à des destructions plus lentes, ok, mais tout de même … c’est malsain, toutes ces comparaisons.

Comme le pansement du capitaine Haddock, il est difficile de s’en débarrasser entièrement (de la mort, de l’idée de la mort). Pour cette raison, la poésie et le poème sont peut-être une solution. La poésie exprime, évoque, transpose, elle permet de faire passer la mort dans un vers,  sur le blanc de la page ou sur la neige (la mort passe).

C’est ce que j’ai perçu en lisant le dernier livre d’Yves Boudier, pensant aussitôt à cette phrase de Bataille : La mort et le désir ont seuls la force qui oppresse, qui coupe la respiration. Il y a dans ce livre une mélancolie empreinte de gravité, une mélancolie discrète (comme quand on ne respire plus très bien, on n’arrive pas à dire pourquoi le souffle est coupé). Le vers est coupé net dans la poésie de Boudier, il procure un silence impressionnant qui contraste avec la gentillesse, la bonhomie souriante de l’homme (Yves). Comme si Boudier était beaucoup plus sombre qu’Yves.

L’homme Yves est par conséquent bousculé par Boudier (le poète) ?

Exactement : Yves est joyeux, souriant, Boudier, sérieux, mais c’est en réalité la même personne (si, je t’assure !). Les grands sujets métaphysiques (la mort, la brièveté de l’existence, and so on), de très grands poètes s’y s’ont frottés. Il est possible cependant d’ajouter quelque chose à leur réflexion. Émily Dickinson et Paul Celan furent hantés par la finitude, Beckett nous a déprimés parfois, mais il nous a fait rire aussi avec ses clochards déboussolés (il a quand même reçu le Nobel pour Godot !).

Oui mais Yves c’est différent, je veux dire Boudier : les titres de ses livres précédents ont déjà une résonance funèbre : Vanités carré misère *1,  Silentiaire *2,  Consolatio *3. Sa poésie console du silence que procure la mort. Dans ce live-ci, N’y point penser, titre qu’il emprunte à Pascal, nous sommes en présence d’une poésie désincarnée, blanche, entièrement désossée. Le langage y est à ce point abstrait qu’il m’a fait un peu penser  à l’œuvre de Paul Celan. Dans un poème de Celan (Taie), je lis :

 

Fils foulés d’âme,

trace vitreuse,

dévidés à l’envers…

 

Et dans le livre de Boudier (Yves n’est pas loin) :

 

Quand disparaît

l'artifice

                     le fil déroulé

                     du bâti

                    déclinaisons

                   d'ornements

                  

                   vils

                   plis

s’exhale

hors l’enfer

 

l'acide du

jour

 

 

*1  Vanités carré misère, éd L’Act Mem, 2009

*2  Silentiaire, éd La lettre volée, 2020

*3  Consolatio, éd Argol, 2012.

 

À chaque fois un fil se déroule, se défait, s’échappe on ne sait où, comme une métaphore du temps impossible à retenir.

Tu vois bien que c’est la mort à l’œuvre, et d’ailleurs les mots  enfer et acide ne sont pas joyeux, ils suggèrent vraiment la destruction, l’inéluctabilité, le vestige, la culpabilité (des trucs auxquels on n’aime pas trop penser…).

Quand je discute avec Yves, je ne pense pas à ces choses-là. Je me demande à quel moment Boudier intervient dans la vie d’Yves lorsqu’il est à sa table, seul, le soir, avec sa poésie.

Oui, parce que Yves passe énormément de temps à promouvoir la poésie des autres poètes. Je me demande d’ailleurs comment il trouve le temps disponible pour ses propres poèmes.

 

Non plus que le secret

le mensonge

                        ne délivre du crime

 

                       lumière noire

                       du feuillage

 

                      la page brûlée

                      lettre feinte

 

 

N’y point penser est une collaboration avec l’artiste Léa Guerchounow, qui travaille la gravure.

L’économie plastique du médium et des contrastes (noirs prédominants) entre en résonance avec les vers tendus à se rompre. Je vois dans cette gravure un bain noir profond, peut-être une idée de l’enfer (?). Dans la Vérone de Dante, il se chuchotait que cet homme (le poète) allait parfois en enfer et en rapportait des nouvelles. La gravure me fait penser à un passage en enfer (une reproduction), une idée de la mort qui passe et revient (même si je n’aime pas trop y penser personnellement).

Tu sais qu’en ce moment un artiste célèbre expose son enfer sous l'égide de Paul Celan ?

?

Il s’agit des grandes compositions d’Anselm Kiefer dans une grande institution parisienne (le Grand Palais). Le néant de Celan semble être un alibi poétique pour une œuvre spectaculaire qui en met plein la vue aux visiteurs.

Oui, j’ai vu ça, mais je préfère Boudier dans son rapport au néant. Boudier est une sorte d’anti-Kiefer (il n’a pas besoin d’en faire des tonnes). Un tout petit détail d'un tableau de Kiefer ne vaut pas un poème de ce recueil, et Yves, aidé de Boudier, n’a pas besoin de Celan pour évoquer la mort (contrairement à Kiefer qui décidément nous en met plein la vue avec ses compositions géantes !).

 

 

Glacis d’herbes lames

la sève

                            se coagule

                           nervures

                            et

                           limbes

 

 

En ces temps de morosité ambiante et de désorientation généralisée, où l'être humain est menacé par plus petit que lui (mais alors beaucoup plus petit, un virus… tu imagines !), on se pose de plus en plus de questions sur le vivant, l'avenir de la planète et la montée des extrêmes. Qu’un organisme invisible fasse paniquer la planète entière devrait nous rendre plus modestes, nous rappeler la leçon baudelairienne : l’irréparable ronge avec sa dent maudite *4.

Oui, et on devrait lire Boudier plus souvent.

Je vais en parler à Yves.

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*4 Baudelaire, L’Irréparable.

 

 

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