Noirlac de Marc Graciano par Hervé Lemarié

Les Parutions

29 oct.
2023

Noirlac de Marc Graciano par Hervé Lemarié

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Noirlac de Marc Graciano

Les familiers de Marc Graciano ne s’étonneront pas de voir paraître cet automne sous sa plume, ou plutôt sous les caractères de sa machine à écrire dont les éditions Le Tripode reproduisent la police élémentaire, un livre embué de nature (tous ses ouvrages le sont) et rythmé par les gestes du quotidien (Shamane les détaillait déjà à l’envi). Habitués à des phrases-flux courant sur des dizaines voire des centaines de pages, ils s’étonneront en revanche de la forme cette fois adoptée. Si le terme japonais nommant la triade poétique n’apparaît à aucun moment, l’idée du haïku s’impose à la vue des petites unités (une par page) presque toutes constituées de trois vers – et si certaines en perdent ou en gagnent un, le distique situé vers la fin de l’ouvrage justifie l’entorse : « parfois je me dis/ surtout pas de régularité ». Au même souci de liberté ressortit sans doute l’absence de pagination, de ponctuation et de majuscules.

 

Échappant quelque peu au modèle formel, ces manières de haïkus ne s’inscrivent pas moins dans la tradition extrême-orientale, celle d’une attention portée aux beautés simples et fugaces selon le principe du « wou-wei » que Roland Barthes rendait par « non vouloir saisir » ou « passivité supérieure qui reste en accord avec la Nature ». L’exergue du recueil place d’ailleurs les poèmes sous la houlette de Lao-Tseu. Actif ou non, c’est en se désœuvrant que Marc Graciano devient perméable (« invisible » disait Philippe Jaccottet du haijin) aux manifestations du monde, accédant ainsi à la sensation immédiate. La perception visuelle est sans doute dominante, mais les cris d’oiseaux (sittelle, buse), les odeurs – plutôt que les parfums : « à quatre pattes/ je hume/ l’odeur des champignons » –, les saveurs : « j’aime le goût de la châtaigne/ bouillie »), la rugosité ou la douceur affectent aussi celui dont l’esprit n’est plus assujetti à une fin. Le poète (mais Graciano décline cette appellation et se revendique plus volontiers réalisateur en mots) va jusqu’à ressentir une « présence ». Si plusieurs haïkus questionnent le divin, c’est pour coucher la transcendance à l’horizontale. Nul besoin d’ascension, les éléments cosmiques s’actualisent ici-bas : l’eau à travers le Cher où l’on peut tendre sa ligne et faire briller sa cuiller, la terre sablonneuse où se lisent « des empreintes sauvages », le feu qui vivote « sous la hotte », l’air par le truchement du vent. Et, d’en bas, on peut tutoyer le plus haut, il suffit pour cela, ivre il est vrai, de s’adresser aux étoiles ...

 

Comme sa Johanne (d’Arc), Graciano est panthéiste et païen, animé d’un sentiment syncrétique qui situe humains, bêtes et plantes pour ainsi dire de plain-pied. Les animaux s’invitent d’ailleurs chez lui et nourrissent, en passant, son bestiaire. Ont visité sa maison une hirondelle, des culs-rouges et un rouge-gorge. Ce panthéisme éveille une sensualité tous azimuts, un pansexualisme même : « tellement vert/ il m’aguiche/ le pied de verveine », « à l’aube/ je pénètre/ doucement la forêt ». Et prêter des intentions aux animaux (« ils veulent faire croire/ qu’ils n’ont pas peur du noir/ les moineaux ») n’est pas pécher par anthropocentrisme, c’est niveler les créatures par le haut. Même les choses participent à cette communion panique : « j’éprouve les rochers/ les arbres/ les objets », « ma théière en fonte/ sur la plaque en fonte/ existe ». En définitive rien n’est exclu : le sublime côtoie l’immonde, le haut jouxte le bas car choisir reviendrait à trahir l’hétérogénéité du monde : « mon vin blanc mousseux/ comme l’urine d’un albumineux ». En digne héritier de Ryôkan, le moine ermite, Marc Graciano ne chasse pas le trivial car l’épiphanie peut avoir lieu en lavant l’ardoise du seuil, en coupant du bois, « en [s]e lavant les dents » ou une fois « sorti pisser ». L’humour rapproche de l’humus : « tous en file/ pour se sauver du bois/ les champignons » et, dans son élégante version qu’est l’autodérision, humilie la prétention : « quand je pêche au leurre/ je les accroche aux branches/ mes cuillères ». Si le ton est volontiers allègre, le refrain ou leitmotiv restrictif « bientôt je ne serai plus/ qu’un vieux/ qui... » fait planer l’ombre de la sénescence – à moins que ces cinq ou six poèmes, plutôt que les marques d’une régression, ne soient les jalons anticipés d’un progrès ascétique car ils vont dans le sens heureux d’un dépouillement accru. Un changement à une autre échelle – climatique – creuse l’inquiétude : « elles ne viennent plus/ m’annoncer le printemps/ les hirondelles » ; « que ferons-nous/ sans les arbres et les oiseaux ».

 

Sous ces cieux assombris, entendons : mieux que les mortifères tours de Babel bétonnées, les contemplations les plus quotidiennes offrent à qui sait voir et sentir une réelle plénitude, une joie sacrée. Le divin n’est pas là-haut, n’est pas après, il est ici, dans tout ce qui existe.

 

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