La forêt barbelée de Gabrielle Filteau-Chiba par Hervé Lemarié

Les Parutions

29 mai
2024

La forêt barbelée de Gabrielle Filteau-Chiba par Hervé Lemarié

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La forêt barbelée de Gabrielle Filteau-Chiba

 

 

 

Née à Montréal en 1987, traductrice juridique exerçant dans cette même ville, Gabrielle Filteau-Chiba quitte tout en 2013 pour travailler bénévolement dans une ferme de la région du Kamouraska, sur la rive sud du Saint-Laurent. Elle y rencontre des militants qui luttent contre un projet d’oléoduc et manifeste avec eux, mais ses compagnons de lutte lui font comprendre qu’elle les aidera plus avantageusement en nourrissant les deux flammes de son foyer intime, l’écriture et le dessin. Gabrielle Filteau-Chiba se retire alors durant huit années dans une forêt de la région, compose une trilogie romanesque* et acquiert grâce à ses droits d’auteure toujours plus d’hectares boisés afin qu’ils ne subissent pas le saccage des coupes à blanc. Le recueil de poésie qui nous intéresse, La Forêt barbelée, est né plus précisément des trois années passées dans une cabane sans électricité et sans liens avec ses semblables sinon par le truchement de sa malle de romans (des Russes, des Québécois), réalisation d’un projet sans doute en germe dès l’enfance, moment où elle passait de longues heures dans une forêt d’Allemagne, terre natale de son père, tout en lisant Walden de Thoreau.

 

Le livre comporte quatre parties, accordées aux saisons. La première, « Automne », évoque l’installation dans ce qui sera nommé successivement « cabane », « terre d’asile », « ma propre tanière » (on pense à Une chambre à soi de Virginia Woolf), « repaire » , « ma belle cachette », « berceau à faire peau neuve », « ma hutte de misère », « bivouac ». La peur domine d’abord, suscitée par des pas, des cris. Rôdeur ? Bêtes ? Tout juste : chasseur et coyotes.

 

pour rosser ma peur la nuit
j’arpente mon territoire armée
d’un pied d’biche

 

De cette réaction instinctive une autre prend le relai, qui met sur la voie de l’écriture poétique car « la poésie civile/ gueule » :

 

je crie
pour ne pas qu’on entende
trembler ma voix

 

Elle arpente aussi son canton avec sa hache. Le bois est l’alpha et l’oméga de sa vie de recluse. C’est le matériau qu’il faut couper soi-même pour se préserver du froid déjà bien présent : le poêle rougeoie nuit et jour. C’est plus largement ce dont s’est entourée Gabrielle Filteau-Chiba. Il est des Zones À Défendre ; la ZAD de la poétesse est cette portion de forêt qu’elle a voulu soustraire à la scie des bûcherons comme aux fusils des chasseurs. En « Hiver », la solitude, l’âpreté de cette vie dans les bois suscitent une tentative d’évasion mais le froid extrême – « le mercure indique moins mille » – empêchera précisément la voiture tentatrice de démarrer.

 

pour ne plus fuir
faut-il se barbeler

 

Oui, comme on ceint de pieux un oppidum. Tout une isotopie de la pointe, tangible ou idéale, décline les armes de la guerrière car « il faut planter aussi/ des ronces/ donner du piquant/ aux petites choses » : « épines », « échardes », « chardons », « roses », « églantiers », « flèches », « lances », « javelots », « canines », « citrouille édentée/ qui sourit pointu ». Il s’agit en vérité moins de s’enclore que de forclore le vandale dont l’auteure dit ailleurs qu’il enlève « pins, épinettes, sapins abattus à trente ans pour servir le nouveau dieu, Capital ». Apostrophe acérée à l’ennemi :

 

tu troques le thrill de tuer
monnaies tes prises dépecées
contre les peaux de chagrin
de mes plus grands amis

 

À ce culte monothéiste aurifère et mortifère sont opposés des « rites païens » vivifiants ; dès lors les mots se font tantôt action de grâce pour « remercier l’abondance » et « ce sanctuaire/ de froid dur/ et doux », tantôt imploration : « pitié/ reviens/ Déméter ». Un riche panthéon supplante le Moloch des charlatans nuisible aux souveraines beautés : « grand dieu du soulagement », « déesse des flammes », « démones ». Mille intercesseurs insufflent et soufflent les prières : les bêtes (gélinotte huppée, mésanges, pics, sittelles, coyotes, martre qui n’a que trois pattes, baleines, autrement dit la « bande riveraine ») aussi bien que les plantes (lichens, sphaignes, sumac, impatiente du Cap, épilobes, haricots iroquois), ces splendeurs « visibles pour qui veut voir ». Il est primordial d’intervenir avant le dommage et de contrer la logique perverse selon laquelle

 

le crime doit être commis
on dédommage après coup
inondation d’argent liquide

 

S'ensauvager c’est pour la poétesse trouver à la fois alliés et forces : « je mange sauvage », « je monte animale/ les marches à quatre pattes », « allons marquer nos lieux préférés », ce qui revient à « étancher toutes les bêtes en [s]oi ». Après avoir finalement délimité son territoire avec des « rubans blancs » plutôt qu’avec des ronces artificielles, elle trouve, à mi-chemin de la terre et du texte, l’« herbier » de son arrière-grand-mère (on songe à celui de Rosa Luxemburg, l’amie des fleurs et des mésanges) :

 

pages parchemines
pétales de poésie
peaufine mes fleurs
immortalise mes amies

 

Ces amies sont des « baumes remèdes » pour les moments de découragement aussi bien que des « fleurs à fragmentation » quand l’heure est à l’offensive (mais un lyrisme tantôt sombre, tantôt lumineux, au diapason des bêtes et des plantes fréquentées, retient toujours cette écopoétique en-deçà de la manière militante). L’autre cordial est celui que l’écrivaine puise chez ce que la Constitution canadienne appelle les premières nations : « On devrait s’abreuver de la sagesse de ces peuples, qui pensent toujours à l’impact sur sept générations »**. Comme l’écriture, cette vision du monde est un apprentissage de la lenteur. Dans le français intense de Gabrielle Filteau-Chiba infusé de sève, de fluides, d’effluves, de couleurs, de parfums très prégnants, le québécois affleure pour mieux faire goûter les richesses de l’« icitte » et du « dewors ». Les vers sans majuscules ni ponctuation sont courts ; ils ont l’allure des milliers de jeunes arbres plantés pour les générations futures, ils sont les flèches de l’Amazone ou plutôt, si la poétesse fait le plein de la sagesse des autochtones, les traits de la « sagittaire ». Écrire au rythme lent des saisons tout en se sentant « grosse comme la lune » de son enfant à naître c’est muer l’amertume en joie, c’est percevoir que

 

les lichens brillent
d’un vert lunaire,


que


la rivière se lisse de pollen
phosphorescent,

 

sensuelle contemplation qui permet de déclarer, malgré tout :

 

j’ai foi
foi en l’Habitat

 

 

* Encabanée (Éditions Le Mot et le Reste, 2021), Sauvagines et Bivouac (Éditions Stock, 2022).
** Entretien avec Marine Landrot (2022).

 

 

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