En lisant en rêvant de Joël Cornuault par Hervé Lemarié

Les Parutions

20 août
2023

En lisant en rêvant de Joël Cornuault par Hervé Lemarié

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En lisant en rêvant de Joël Cornuault

 

 

Yves Bonnefoy appelait gnose le pessimisme métaphysique, le rejet par dépit du monde d'ici-bas. Si les raisons de rouler des idées noires ne manquent pas (« Je n'entends pas m'acquitter à bon compte de la souffrance et de l'insoutenable »), contre cette tentation gnostique Joël Cornuault s'est tôt prémuni. En quoi faisant ? Le titre de son dernier livre nous le dit : En lisant en rêvant – sans virgule, car les deux choses sont aussi indissociables chez l'auteur que les activités de toute une vie chez Julien Gracq résumées dans le titre qui a inspiré Joël Cornuault : En lisant en écrivant – et non moins mêlées, ajouterons-nous, que L'Amour la poésie chez Éluard.

Pour lire de bonne heure, pas de bibliothèque familiale pourtant, ni pour lui ni pour ses amis adolescents. Mais la découverte de Baudelaire et le choc décisif que représente Mai 68 conduisent le « groupe » parisien à créer dans une cave du quartier de la Goutte d'or une bibliothèque « communautaire » constituée uniquement de « beau linge » : « Fourier, Kierkegaard, Sade et Freud [...] Char et Laforgue ; Breton, Pichette, Saint-John Perse ; Kafka, Armand Gatti, Blanchot et Bakounine. » C'est le début d'une vie de lecture et de rêve, deux pratiques en lesquelles les tenants de la start-up nation verront une démission coupable, une paresse inconséquente, un parasitisme scandaleux. Outre que c'est méconnaître le ressort possiblement actif de la lecture et de la rêverie, c'est dénier à chacun le droit à la paresse rappelé par Paul Lafargue, condamner le désœuvrement créatif qui donne la préférence à l'otium plutôt qu'au negotium, au bricolage ou à l'artisanat plutôt qu'au brocantage, à la poésie plutôt qu'au profit. Dès la fin du lycée c’était dit : Joël Cornuault ne mériterait pas « salaire », ne ferait pas « carrière ». Ses livres (« poésie et philosophie ») et ses rêves seraient en même temps des « armes » et des « boucliers ». Il en faut car le rendu du monde est biaisé, par exemple dans le domaine animal : « Les rapports de prédation et l'étude des ''relations négatives'' font désormais le sujet de plus de 90 % des articles » Concernant les humains, combien d'enquêtes portent sur « la guerre, la violence de masse, le crime hystérique ? Ne dirait-on pas que l'utopie heureuse, la recherche de l'absolu par son côté lumineux, est aujourd'hui le grand interdit, le ''désir inacceptable'' de l'individu et l'objet des haines et des censures dans la société ? » Au tableau noirci à dessein par « les Pouvoirs » (le rêve utopique est « dangereux pour l'ordre »), Joël Cornuault oppose « l'imaginaire amoureux, le lyrisme vital, l'esprit de merveille ».

Grâce aux livres et aux rêves, on peut se démarquer de la conception compétitive et belliciste du monde en rappelant avec Élisée Reclus que dans L'Origine des espèces Darwin n'avait pas parlé seulement de « lutte pour l'existence », mais aussi d’« accord pour l'existence » ou avec Malcolm de Chazal qu'« à l'origine l'homme vivait comme les oiseaux avec le soleil. » On peut s'embarquer au moyen d'un « déraillement onirique » avec Julien Gracq vers « une sorte d'Éden pastoral » hollandais ou pour une dérive « proustienne » dans les « rues de Nantes », avec Breton pour « la meilleure part de l'enfance », avec le photographe Eugène Atget dans le Paris diurne du XIXe siècle (époque du « regard nu » où « l'œil glissait peut-être moins vite sur les apparences » qu'au temps des supports technologiques), avec Brassaï dans le Paris nocturne du XXe siècle, nuit et jour avec Nerval ou bien Baudelaire (l'initiateur au « goût des rues de Paris, du beau et de l'enfance »), dans les bois avec Thoreau, le long d'un ruisseau avec Reclus.

Joël Cornuault n'est pas un homme de la place publique, il se vit en « clandestin », en amoureux des « recoins » (des « points de résistance ») dont la singularité s'oppose à « la mondialisation des formes, des matières et de la vue ». On ne s'étonnera pas de le voir préférer les « haies bocagères » au « remembrement ininterrompu des champs », le « jardinage » à l'emploi stable, la pierre et le bois à « l'aluminium », la dépense bataillenne au calcul, les vers cosmiques du poète américain Kenneth Rexroth (dont il est un traducteur) à la conquête spatiale de la NASA. Aux objets de consommation prétendument indispensables, Caillois opposait un objet « sorcier » – un mousqueton –, Jaccottet un  « objet de petite magie » – une petite boîte de laiton rectangulaire –, Gracq un équivalent du magique « anneau de Gygès » – un boomerang. On pourrait ainsi décliner les biographèmes de Joël Cornuault témoignant d'une inclination pour « le foin sous le toit d'une grange », les « flocons silencieux », les « belles installations médiévales », « les langues de l'empathie, de la surprise, de l'amour », les « formes de beauté gratuite » (fleurs, papillons, girafes) soustraites, donc, à l’assignation téléologique, les mots qu'il « habite » : buanderie, maquis, cour, glacier, Jungfrau. Qu'on ne cherche pas d'ordre dans ces évocations. Ce que dit Joël Cornuault des « tableaux » de Julien Gracq peut se lire comme une profession de foi littéraire : « Ils sont autonomes, sans continuité apparente, […] se passant des transitions, méprisant les chevilles et le remplissage ».

Il y a donc, suggère le lecteur rêveur, plusieurs façons d'habiter le monde. Il est loisible de donner l’avantage au « tout-féerique » plutôt qu’au « tout-électrique », au « petit orchestre des oiseaux » plutôt qu’à la « tristesse sonore des milieux mécanisés, électronisés ». Le « rêve éveillé » n'est pas une fuite comme on le croit trop souvent (« Si l'on se perd en rêveries, c'est pour mieux retrouver la vie »), il a un « pouvoir de propulsion poétique – et critique, les deux se confondent ».

Que l'on vienne en rabat-joie traiter Joël Cornuault de doux rêveur, il laissera Jünger répondre à sa place : « Le fait que les rêves soient déçus ne prouve rien contre eux. » Autre réponse possible, le sous-titre du tableau de Paul Signac, Au temps d'harmonie, qui fait écho à la question d'André Breton : « Où sont les neiges de demain ? » et qui clôt l'ouvrage : « L'Âge d'or n'est pas dans le passé, il est dans l'avenir ».* La toile arcadienne du pointilliste orne la couverture du livre. Au premier plan on voit un homme lisant, plus loin d'autres personnages rêvant...

* Jean-Claude Pinson évoque le même tableau dans Pastoral : « Au temps d'harmonie donne ainsi à voir une scène d'Arcadie moderne qui est comme un condensé de ce que pourrait être une société idéale. Libérée de l'esclavage salarié […] et en même temps réconciliée avec la nature, l'humanité peut enfin s'adonner à tout ce qui fait le prix d'une existence devenue tout entière ''dimanche de la vie''. » (Champ Vallon, 2020)

 

 

 

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