Vita poetica de Jean-Claude Pinson par Hervé Lemarié

Les Parutions

18 juil.
2023

Vita poetica de Jean-Claude Pinson par Hervé Lemarié

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Vita poetica de Jean-Claude Pinson

 

 

 

Trois ans après Pastoral, un essai essentiel qui invitait à penser la connivence originelle de la poésie avec la nature, Jean-Claude Pinson livre cet été un recueil d’essais non moins essentiel. L’ouvrage coud des textes inédits avec d’autres qui ont déjà fait l’objet d’une publication (remaniés pour certains). Ce n’est pas le moindre attrait de ce livre que d’être divers : auprès d’essais proprement dits, le lecteur trouvera des entretiens, des fragments autobiographiques, des articles, des messages « postés » et même une lettre adressée à de très jeunes destinataires (j’y reviendrai). Loin d’être une simple addition de textes hétérogènes, l’ensemble forme un tout organique assuré par un élégant tuilage tirant la réflexion théorique du côté de la composition poétique.

En amont de Vita poetica l'auteur définit la notion d'« écopoéthique » qui en constitue le sous-titre et le fil rouge. Un mot, trois morphèmes. Empruntée au poète Georges Perros, reprise par Michel Deguy, la « poéthique » est à comprendre comme le pouvoir qu’a le poème de construire un ethos, une manière d’être, un mode de vie. Cette notion est proche de celle que Michel Foucault emprunte à Plutarque, l’ethopoios, pour désigner ce qui « a la qualité de transformer le mode d’être d’un individu ». Elle se distingue toutefois de l’exercice spirituel stoïcien par son caractère moins prescriptif, plus hésitant. La « poéthique » n’est soutenue par aucun garant ni aucune garantie. Jean-Claude Pinson y ajoute le préfixe « éco » car l'écologie est devenue (qui le contesterait ?) « l'horizon indépassable de notre temps ». Réunis, ces trois morphèmes pointent la possibilité d’une façon d’être au monde étrangère à la prédation et à la déprédation de l’homo œconomicus.

C’est donc un nouveau jalon que pose le poète et penseur dans sa réflexion — sa quête aussi bien — sur la façon d’habiter la terre, un cheminement entamé par le recueil J'habite ici (1991), l’essai Habiter en poète (1995) et qui va jusqu’à Pastoral, en passant par les fragments autobiographiques intitulés Là, L.-A, Loire-Atlantique (2018). Entre-temps, note Jean-Claude Pinson, une « profonde mutation » a eu lieu. Bénéficiant d’une démocratisation, la poésie ne se limite plus à l’écrit ; affranchie du papier, elle se vit dans les arts de la scène, dans la scansion des slameurs et même « hors-les-mots » car elle peut prendre la forme de « vies dissidentes » issues d’une « contre-culture alternative », dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes par exemple.

Qu’elle passe par le poème imprimé, la performance, le travail respectueux de la terre ou la marche méditative, l’« écopoéthique » vise à réenchanter l’existence. Elle est un antidote à deux maux modernes : l'acosmie (le repli, le fait de ne plus être relié à un « monde commun ») et l'aphysie (la perte du sens vécu de la nature). Dans l’univers poétique du XIXe siècle, l’acosmie a pris deux formes très différentes. Héritier d’une philosophie dualiste, le poète romantique tourne le dos au monde social ; en anachorète mystique, il recherche une « fusion océanique » avec la Nature, au risque de l’aphasie. À la fin du siècle, ouvrant la voie de l’avant-garde textualiste, le poète moderniste (Mallarmé) se replie non du côté de la Nature mais du côté du langage, dans une perspective autoréférentielle, au risque cette fois de l’aphysie. Dans l’« abécédaire écopoéthique » qui constitue la troisième partie de l’ouvrage, Jean-Claude Pinson montre que cette aphysie affectant tout un pan de la poésie moderne et contemporaine ne concerne pas seulement le poète mais chacun d’entre nous depuis cette coupure d’avec la Nature nommée « Grand Partage » par Philippe Descola, faille tragique qui nous fait vivre « hors sol » et que n’ont fait que creuser la technique puis la technologie.

S’appuyant sur les concepts phénoménologiques de Renaud Barbaras d’« archi-mouvement » (la Phusis, la puissance productrice originaire dont tout étant participe) et d’« archi-événement » (l’avènement du langage comme séparation d’avec la Phusis), dualisme à dépasser pour le phénoménologue, Jean-Claude Pinson invite à ne pas concevoir le langage poétique comme la marque d’une séparation rédhibitoire, mais au contraire comme la pratique d’une restauration d’un lien enfoui, refoulé, avec la Nature.

À l’appui de cette invitation sont convoqués nombre d’écrivains tels Thoreau, Nerval, Rosa Luxemburg, W. H. Auden, Fernando Pessoa, Walter Benjamin, Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet et des poètes en activité : Christian Prigent, Dominique Fourcade, Stéphane Bouquet, Philippe Beck, Olivier Barbarant, Pierre Vinclair, Marielle Macé, Nathalie Quintane. Ce qu’il s’agit de retrouver, c’est « le sens de la merveille » (Julien Gracq), le « musaïque » (Giorgio Agamben), un chant poétique, une « louange malgré tout » indiquant une possibilité d’habiter la terre hic et nunc. L’« écopoéthique » est d’autant plus convaincante qu’elle transmet des « biographèmes » (Roland Barthes) conçus comme des «accentueurs de vie », c’est ce que s’emploie à faire Jean-Claude Pinson, notamment dans le texte qui clôt (ou plutôt ouvre) bellement le livre, une lettre adressée à des élèves de 6e de la région nantaise : une observation (d’écureuils), un rituel (caresser un pin maritime), une pratique (la marche matinale) attestent ce que Yves Bonnefoy nomme le « positif infini de la finitude ». Dernier (magnifique) motif, celui de la « harpe éolienne », instrument réel et métaphorique apte à faire entendre « une musique latente dans la nature, une musique sauvage, échappant (pour partie au moins) à l’emprise humaine, à notre prétention de vouloir être source de toute chose. »

 

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