Marcher à l’estime de Patrick Cloux par Hervé Lemarié

Les Parutions

17 déc.
2023

Marcher à l’estime de Patrick Cloux par Hervé Lemarié

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Marcher à l’estime de Patrick Cloux

 

Les éditions Le Temps qu’il fait rééditent cet automne une œuvre magnifique, vite épuisée d’avoir charmé.* Tout dans ce livre de Patrick Cloux se rapporte à la beauté de son titre : Marcher à l’estime. Thoreau et Breton rassemblés ; la marche comme principe vital, le hasard objectif comme guide pour un fourvoiement heureux. L’ouvrage aurait pu s’intituler En marchant en écrivant  en lisant, non moins ; mais si les livres (Novalis, Rilke, Yeats, Pessoa, Caillois, Michaux, Giono, Saba, Jaccottet, White) sont aussi « des balises ou des cairns sur des routes inconnues, au milieu d’un océan de terre », ce sont avant tout des « objets de nature » qu’avise l’auteur sur les bermes de son Auvergne natale libre d’enclos, sur les sentes d’autres régions françaises ou sur les raidillons pierreux de Grèce. Sans but mais en radiesthésiste, « le pendule de nervalien à la main », guidé par un amour fou des paysages, le marcheur attentif va vers rien si ce n’est des trouvailles involontaires, de celles qui préviennent le désir : « Nos vrais attachements sont latents ».

 

« Ramasser un morceau de bois est un acte naturel, dans la continuité du plaisir de la marche, commandé par une sorte d’horloge interne, par un lyrisme du gonflement des mains dû à la tension, à la pression physique du sang au bout de quelques kilomètres. » Chiffonnier rural, chineur de la nature, Patrick Cloux ensache bâtons, racines torses, écorces invaginées et autres « métamorphismes poétiques » que l’on pourrait qualifier de baroques : nodosités, loupes, kystes, gales, protubérances nées d’accidents de la nature (maladies, stress hydrique, piqûres d’insectes, obstacles pierreux), de ces « ratages éblouissants » qui font le bonheur des ébénistes. Inutiles comme nous, ces galbes arborescents ou spiralaires, en même temps déclassés et dotés d’un fort coefficient de rêverie, ces lichens, fossiles, os, cornes de chèvre, bois perdu de cerf, bois flottés, boules de buis ou de marcassite n’ont aucune valeur marchande mais « ils agissent comme des pôles, ce sont des capteurs d’intensités, des objets puissants, rayonnant d’une énergie accumulée à se fabriquer d’aussi lentes qualités ». C’est donc à l’aune du coup de foudre que s’apprécient ces « intercesseurs », que s’estiment ces aubaines, et non par calcul ou vœu d’assignation : « Ne pas essayer de ramener à soi quoi que ce soit. Faire corps. » Nul anthropomorphisme (on songe aux efforts déployés par Baudelaire et Michaux pour se soustraire à « la tyrannie de la face humaine ») ; le souci du flâneur n’est pas de « reconnaître des formes », mais de se laisser intriguer par une grâce inédite, informe : « Plus elle est à la limite de l’abstraction, plus elle me comble ». Il ne s’agit pas de se faire le ventriloque de la nature mais de se mettre à son écoute : « chercher des bouts de bois, c’est trouver les mots que les arbres ont à nous faire passer ». Le message vient parfois de loin quand un insecte, pris dans son formol d’ambre, nous susurre des nouvelles vieilles de millions d’années. Un caillou broyé par un glacier, façonné encore par le torrent qui le conduit aval, nous dit quelque chose des origines titanesques, d’une cosmogonie rêvée – Breton disait des ramasseurs de pierres qu’ils étaient des « astrologues renversés ». Le pèlerin allègre retrouve « des échos du Big Bang » à la vue de méduses échouées, c’est un « voyage-éclair » dans le temps, un « court-circuit ». Un butin nain est ainsi « un tarot, divinatoire et ludique, un kaléidoscope, l’infini des formes à notre porte ».

 

Cette esthétique est une éthique car ce qui se présente nous requiert : « Marcher, sortir de soi, aller ici et là, en quête d’une connivence, c’est répondre ». L’analogie, ce bagage pratique et portable, ce saut périlleux servant à « diminuer les écarts », permet aux « ouvriers agricoles d’un mystère qui nous dépasse » de greffer à leur corps une « cosmologie personnelle » ou un « panorama de corrélations », témoignage de ce qui nous lie au monde. Permis par une entière disponibilité d’esprit, un regard d’amitié, l’échange phénoménologique prend le malheur de court : « Cette expérience est une émotion de lumière. Elle nous lave. » Théorie pratique des signatures, la collection analogique crée un élargissement de la conscience propre à conjurer fatigue et désillusion, ces maladies nées d’un « manque de poésie et d’oxygène ».

 

À l’encontre du positivisme réducteur, marchons encore sur les pas de Patrick Cloux, ce fils et frère de Bosschère, Gracq, Jaccottet ou Bergounioux à la prose poétique d’une rare prégnance. Si sa quête piétonnière agrée la rêverie antéchronologique, sa métaphysique, relevant d’un « paganisme chthonien », est toute physique : « Rien ne m’intéresse au-delà des immédiatetés. Tout est là sous le toit du monde, gonflé, fortifié, donné en mille. » Presque : il arrive que, de retour, le glaneur s’autorise d’infimes interventions. Un petit coup de gouge, un frottis de papier de verre révèlent parfois une trouvaille. Mais le découvreur souvent n’en fait rien et même, à la façon d’un moine bouddhiste qui relâche une carpe, se dessaisit régulièrement des vanités de sa collection. Un cran supplémentaire dans le désœuvrement : recueillir sans cueillir. Cabinet de curiosités à ciel ouvert, la nature n’est jamais plus captivante à ses yeux que lorsqu’elle « fait du surréalisme direct, de l’abstraction lyrique ou de l’art zen », lorsqu’elle offre de quoi se sentir vivant et vouloir continuer, ressourcé de n’être pas qu’un animal social, un contemporain, mais, fondamentalement expatrié, un chien heureux qui a mangé son collier pour mieux se rouler dans les cardères et les chardons. Sont loin alors « les pétrifications mentales, les congères sociales, le défilé de mode des idées ».

 

De ce fait la collecte dans la « fabrique de merveilleux » est autant celle du regard que celle de la main qui ramasse, un art de voir et d’aimer, une géopoétique : tels ciels à un moment donné, tels cours d’eau (« peu considérables » dirait Jean-Loup Trassard), tels microcosmes de tourbière ne seront pas glissés dans le barda mais feront un tableau par acte d’allégeance, « de quoi penser et rêver conjointement ». À qui appartient la terre ? demande l’auteur au début de l’ouvrage. À celui ou à celle qui sait la regarder, à ces naïfs ingénieux en pauvreté. Ainsi le jardinier et amateur de peinture qu’est Patrick Cloux possède-t-il, perdu dans la campagne de personne, un jardin zen grand comme un haïku dont le gravier n’est ratissé que par les éléments et dont les bonsaïs ne sont sculptés que par le vent, la pierre et l’aridité. Selon cette pente ascétique d’un binage par procuration, d’un dilettantisme de consentement sauvage et cultivé, le glanage, dès lors, n’est plus qu’un coloriage mental au pochoir, un joyeux cadrage effectué dans le paysage, un land art des yeux et du cœur.

 

 

* La première édition date de 1993.

 

 

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