Herbier de prison de Rosa Luxemburg par Hervé Lemarié

Les Parutions

24 nov.
2023

Herbier de prison de Rosa Luxemburg par Hervé Lemarié

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Herbier de prison de Rosa Luxemburg

 

 

Les admirateurs de Rosa Luxemburg attendaient avec impatience le moment d’ouvrir son herbier réalisé en prison. Depuis le début de ce mois ils peuvent enfin feuilleter ces sept cahiers datés d’avril 1915 à octobre 1918 grâce aux soins de Muriel Pic. Dans cette superbe édition, l’écrivaine, plasticienne et chercheuse a disposé en regard les planches botaniques composées par la captive dans ses trois lieux de réclusion (la prison berlinoise pour femmes de Barnimstrasse, les prisons polonaises de Wronki et de Wroclaw – Wronke et Breslau en allemand) et les lettres contemporaines qui s’y réfèrent ou qui font une place aux plantes et aux animaux, nombreuses chez cette femme dont les sciences naturelles avaient été le premier sujet d’études.

 

Comme chez Jean-Jacques Rousseau, l’herbier est une pratique autant esthétique et sensuelle que scientifique car l’amoureuse disposition sur le papier des végétaux glanés ou reçus prime la nomenclature positive ; certains collages, surtout la dernière année, prennent même la forme de tableautins tachistes (par ailleurs, Rosa Luxemburg colorie parfois l’aura d’une corolle pour la mettre en valeur ou dessine à la plume une tige ou un pétiole manquants). Comme chez l’exilé de Môtiers également, l’herbier non conventionnel a une valeur politique inavouée. Pour le comprendre, il convient de passer par le miroir de la correspondance sans en rester toutefois à cette impression que peuvent donner certaines lettres souvent citées mais trop vite lues d’une Rosa Luxemburg adonnée tout entière à la nature : « Au fond, je me sens beaucoup plus chez moi dans un bout de jardin, comme ici [dans la cour de la prison où elle a planté des fleurs], ou à la campagne, couchée dans l’herbe au milieu des bourdons, que dans un congrès du parti. À vous je peux bien le dire ; vous n’allez pas me soupçonner aussitôt de trahir le socialisme, [...] en mon for intérieur je suis plus près de mes mésanges charbonnières que des ‘‘camarades’’. » Dans la même lettre, une autre phrase nuance cette impression première : « Ce n’est pas que je trouve dans la nature un repos, un refuge, comme tant d’hommes politiques qui ont intérieurement fait faillite. » En vérité, effusion et action sont indissociables : Rosa Luxemburg ne renonce pas au spartakisme quand, mystique jaïn, elle veille à ne pas écraser la moindre fourmi, réchauffe de son haleine un bourdon engourdi ou revigore un papillon affamé en glissant sous sa trompe le nectar d’une fleur ; et si elle est la sœur de sang d’un buffle battu, ou tout bonnement « chicorée bleue », l’activiste n’en troque pas moins clandestinement nouveaux essais contre amicaux bouquets. On le voit dans ce glissando qu’elle opère depuis la nature, les poèmes de Goethe (autre herboriste) présents jusque sur les planches botaniques ou l’évocation d’un sculpteur admiré vers la cause socialiste et pacifiste : « Ce qui m’a fort agréablement touchée chez Rodin, c’est le sens de la nature, son respect du moindre brin d’herbe dans un champ. Ce devait être un homme admirable : ouvert, naturel, débordant de chaleur intérieure et d’intelligence. Il me rappelle Jaurès. » Loin de colliger des raretés dans son herbier, la militante héritière des romantiques donne d’ailleurs l’avantage aux plantes communes.

 

Lettres et cahiers d’herboriste, dès lors, ont les mêmes vertus : ouverture sur le monde libre du vivant par le tissage de « mille petits liens imperceptibles avec des milliers de créatures petites et grandes », ils fraient en sous-main le chemin humaniste. Car la barbarie de cette guerre qu’a combattue Rosa Luxemburg – raison de sa mise aux fers – est indissociable de cette barbarie moderne engendrée par la révolution industrielle qu’est l’oubli de la nature : « Ici, les gens habitent pendant des décennies dans les rues plantées d’ormes et n’ont pas encore remarqué à quoi ressemble un orme en fleur... Et cette indifférence est tout aussi générale envers les animaux. Au fond la plupart des citadins sont vraiment de frustes barbares. » Tôt avertie par ses recherches en économie politique portant sur l’industrialisation de la Pologne, elle s’inquiète dans une autre lettre de la place que l’exploitation capitaliste associée à la rationalisation de l’agriculture laisse aux oiseaux et, quarante ans avant Rachel Carson, redoute un printemps silencieux.

 

Nul abattement pour autant. Contre cette crise délétère de la sensibilité, parlant réellement avec les oiseaux – son « amie » la mésange, le « vieux garçon » Fringilla cœlebs (un pinson), un pouillot, une corneille, un verdier, un bruant, une alouette huppée –, Rosa Luxemburg atteste avec un lyrisme bouleversant l’affinité qui unit toutes les composantes du monde, sans hiérarchie, communion universelle qui lui permet de goûter un bonheur extatique : « Je suis couchée là, seule et silencieuse, enveloppée de tous les voiles noirs des ténèbres, de l’ennui, de la captivité, de l’hiver ; et pourtant mon cœur bat, secoué d’une joie intérieure inconnue, incompréhensible, comme si je me promenais dans une prairie en fleurs sous un soleil éclatant. » À son amie Sophie Liebknecht, pourvoyeuse de fleurs, Rosa Luxemburg affirme détenir une « clé magique » ; elle la lui tend afin qu’à son image elle perçoive « toujours et dans toutes les situations la beauté et les joies de la vie », qu’elle vive « dans l’ivresse et march[e] comme dans une prairie diaprée. » Par sa correspondance fleurie la détenue invite régulièrement ses interlocutrices à fréquenter le Jardin botanique ou à se promener dans la campagne et bien souvent elle leur décrit avec un profond sens poétique le ciel et les nuages aperçus depuis sa fenêtre grillagée, comme pour leur rappeler que, même dans l’adversité et quelle que soit notre condition, nous avons tous au-dessus de notre tête un inépuisable trésor de beautés : « J’aimerais crier à haute voix par-dessus le mur : ‘‘Oh, s’il vous plaît, contemplez cette splendide journée ! N’oubliez pas, même si vous êtes très occupé, même si vous ne traversez la cour que dans la hâte de votre travail quotidien, n’oubliez pas de lever rapidement la tête et de jeter un regard sur ces énormes nuages argentés et sur le calme océan bleu où ils voguent. Contemplez donc l’air alourdi par le souffle passionné des dernières fleurs du tilleul, et l’éclat et la splendeur qui baignent ce jour, il vous est offert comme une rose épanouie qui gît à vos pieds, attendant que vous la ramassiez et la pressiez sur vos lèvres.’’ »

 

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