Retours de langue d'Édith Azam et Bernard Noël par Tristan Hordé

Les Parutions

01 juin
2019

Retours de langue d'Édith Azam et Bernard Noël par Tristan Hordé

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   Fort peu de livres de poèmes ont été écrits à quatre mains — on pense aux Champs magnétiques en 1920 de Breton et Soupault, à L’Immaculée conception de Breton et Éluard en 1930 ; plus proches de nous Jacques Izoard et Eugène Savitzkaya ont publié Rue obscure en 1975 et Plaisirs solitaires en 1979. Édith Azam elle-même a écrit avec Valérie Schlée (Un objet silencieux, 2008) et avec Jean-Christophe Belleveaux (Bel échec, 2014), la part de chacun étant distinguée par la couleur des caractères ou la différence romain / italique. Dans Retours de langue, quand intervient le passage d’une voix à l’autre à l’intérieur d’un poème, un changement de police l’indique et quelques éléments permettent d’attribuer tel poème ou telle partie d’un poème à l’un ou à l’autre. Les considérations sur la vieillesse orientent vers Bernard Noël, ce qui par soustraction permet de reconnaître les deux voix. On ajoutera que des éléments propres à l’écriture de chacun sont lisibles, par exemple l’usage particulier des deux points par Édith Azam (« aller (…) / y accueillir : ton évidence »), constant dans sa prose et sa poésie.

Les cinq premières séquences sont en strophes de cinq octosyllabes non rimés, des strophes de dizains sont choisis pour la sixième (avec une dominante du vers de 4 syllabes), et ces formes régulières disparaissent ensuite pour des vers libres en continu. D’une séquence à l’autre, l’unité naît de la reprise de mots et de l’échange entre les deux voix : à partir de la première proposition sur le temps destructeur, un dialogue se construit.

Ce que sont les atteintes du temps, comment ne pas les reconnaître ? Est d’abord transformé ce qui est le plus visible pour l’Autre, le visage, « le miroir ne peut vous changer / en celui qu’un jour vous étiez ». De cette évidence peuvent suivre des considérations sur l’identité même (« qui suis-je dans le sac de peau »), puisque le changement du corps introduit une rupture avec le passé, laisse penser qu’un fossé s’est creusé impossible à combler,

on croit pouvoir recouvrir d’ombres

le grand fracas de la mémoire

C’est, toujours, dans ce passé que le monde était vivable, le temps plein ; aujourd’hui, répète la poésie lyrique, « le paradis est bien perdu » et l’on se retrouve devant le désert, le « néant », « le rien finalement le rien / est le seul costume inusable ». On apprécie ces variations que l’on peut suivre depuis le Moyen Âge — on se souvient de ce passage de la "Complainte Rutebeuf", « Que sont mi ami devenu/ Que j’avoie si près tenu/ Et tant amé ? » —, variations toujours renouvelées. Elles aboutissent d’abord ici à douter de la possibilité dans le présent de construire un Nous, d’engager un temps commun du "je" et du "tu". Ce sont les échanges qui modifient le point de vue.

Sans rejeter du tout le passé, Édith Azam refuse la possibilité de se cramponner « aux vieilles images », celles notamment d’un corps autre qui n’est plus. S’il faut se souvenir, ce sont les gestes, les mots qui doivent revenir à la mémoire, ce qui a permis au Nous d’exister. Reprenant le titre d’un livre de Bernard Noël*, elle conseille : « ouvre un peu la peau et les mots » et, plus loin, affirme le primat du corps d’aujourd’hui, du présent contre le passé — « si le présent n’a pas de place / alors la vie : quoi en faire ».

Il s’agit bien d’avancer, sachant que les « graines perdues de la mémoire », ne doivent en rien empêcher le mouvement, que les corps ne cessent de s’inventer dans la fusion amoureuse, c’est-à-dire indéfiniment dans le présent. Le désir change la perception du temps, le rencontre du "je" et du "tu" est, chaque fois, « le début de la clarté ». Il y a dans l’échange un pari dont l’enjeu est un rapport au temps vécu, ce que résume clairement cette strophe :

 

                       mais pourquoi verrait-on là-bas

                       s’inventer soudain l’origine

                       des raisons de vivre et d’aimer

                       il n’est pas de commencement

                       pour ce qui n’aura pas de fin

 

Il faut toujours tenter de « retrouver / les vieux gestes / du vertige », et même si les mots apparaissent trop souvent comme des « crève-misère », le poème qui dit le vertige, la rencontre, le désir à sa manière arrêtent le temps. Peut-être écrit-on le plus souvent « pour du vent », note Édith Azam, cela cependant contribue à « se tenir / face au chaos », de savoir que « tout change et ne se perd pas ».

Rien de serein dans cet échange, rien d’achevé et c’est peut-être l’aspect le plus attachant du livre.  Toute rencontre, tout échange amoureux sont dits fragiles et susceptibles de se rompre, certes, et la rupture entraîne la solitude : c’est alors qu’il faut « résister dedans ». La vie est faite de « choses illisibles » qui aident à avancer parce qu’elles sont peu à peu comprises ; alors, « C’est un langage neuf / et c’est bien pour cela / qu’il ouvre / tous les possibles ». 

 

 

 

 

 

 

 

* Bernard Noël, La Peau et les Mots, P.O.L, 2002.

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