Smog rosé de Thibault Marthouret par Christophe Stolowicki

Les Parutions

19 juil.
2021

Smog rosé de Thibault Marthouret par Christophe Stolowicki

  • Partager sur Facebook
Smog rosé de Thibault Marthouret

Thibault Marthouret vit à Bordeaux où il est né il y a une quarantaine d’années. Smog, dès les premières pages on l’entend, est cette brume de chaleur du bel été atlantique qui y « pègue », poisse, englue, suscitant un jeu de massacre dont le bonheur vrille l’oreille. Mais pourquoi rosé ? Parce que « tissu de néons roses brouillé de vif-argent » ? Parce que « framboise tamisée [dont] Ni pulpe ni grains, rien ne vient obstruer la montée sirupeuse jusqu’à nos bouches » ?

 

« Lacustres, nous entrons dans l’eau tiède […] Lagunaires, nous sommes cette promesse qui tient l’été. » Nous n’est pas de majesté mais de politesse, amenuisant son je, celui que le long bout de la lorgnette, le petit bout de la longue-vue a converti en nous. À l’avenant « Nous dansons […] chassés croisés, entrechats, revers de manche, coups de poignet, nous épongeons un peu de lait caillé » de surprenant aveu, de grande pudeur. Mais quand à récurrences « l’un d’entre nous s’est fait happer » par le bitume qui s’entrouvre, le poème retournant à la première personne d’un pluriel singulier qui nous cingle de ses chambres doubles, nous n’est plus un je basculé par jeu d’urbanité dans un sophistiqué poème.

 

Ici d’entrée suspendus ces ponts dont le zeugme, affleurant (« d’étranges cratères s’ouvrent sous nos pieds, emportent leurs proies en plein sommeil, dessert, trajet ») ou manifeste et léger (« Le lézard déclenche l’éclairage automatique et les hauts cris de la concierge à deux ans de la retraite ») ou anaphorique martelé (« Lourds d’usure. / Lourds de futur. / Lourds d’ossature. / Lourds de circuits saturés. […] // Nous de lourdeur saturés. / De mots. D’images. / D’ego. De rage ») est le trope majeur d’une écriture descriptive et onirique, levant de l’asphyxie où d’autres se contentent de respirer, binaire à soubresauts et à empattements comme un jazz de haute époque (« Un voyant clignote dans la pénombre […] Un voyant rouge, disparu, rouge, sans arrêt, rouge, œil de rat, rouge, régulier, rouge, cœur irrigué ») de tous ses rifs.

 

Revigorante gaîté d’humour et de scansion de ce livre, nutritif à ras de bitume, alternant italiques et grasses en section rythmique de ses romaines.

 

« Nous entrons dans l’été comme une comète dans un pare-brise par un après-midi sans vent », comme un big bang dans un tremblement de terre. Oui, le bel été de la quarantaine alunie, de « dolce vita irréfutable ». Un « train à grande vitesse » jailli de son sigle fracasse sur le ballast des portées de mots plus ajustés d’avoir rompu leurs digues.

 

« Nous protégeons le bétail assoupi de nos idées d’avenir mais, au matin, tous les moutons ont fondu ou bien le vent les a soufflés. » La langue est le réel. La métaphore dans son fort extérieur tire sur son fil sans fil, la métaphore non filaire égare le lecteur tumescent de son peu d’avenir. Le tempo nous dirige. « Nous nous mettons en marche pour tisser un troupeau nouveau […] Qui a la carte ? Ouvre la voie ? Mène le convoi ? Un membre de l’équipe désigne du doigt le doigt d’un membre de l’équipe désignant un index montrant un index » d’idiot dans l’avion sans pilote fonçant tautologique droit sur un mur de néant. La rime nous décroche sans rime en déraison jusqu’« au pied d’une falaise, face à une mer de roches et de boue. La marée n’a plus prise sur nous. » La montée en puissance, en déréliction nous a empli(s) de la teneur tragique du non-dit où « les coups pleuvent sans bruit et sans saveur. Nous nous noyons dans les premières lueurs. » L’épopée en prose tirée à bout de souffle de prosimètre jusqu’à une pénultième « méprise / et nous nous méprenons : // l’oiseau n’est pas le ciel mais l’océan […] // Le sang est bien du sang. » Le jeu de massacre sans crier gare a tourné en poème de haute volée dont Thibault Marthouret avait seulement chargé ses obusiers, inventant son canon. La désinvolture égotiste masquait son tragique pluriel.

 

L’illustration de couverture de Lisa Gervassi  fait danser les lettres de brume de Smog rosé au-dessus de rails abstraits rayant le ballast.

 

« L’un d’entre nous s’est fait happer […] Pétarade balafrant la ville vidée de son sang. Il devait suffoquer sous son casque. La chaussée, la nuit, le goudron, le ciel noir, et le scooter bascule. Un mot s’effondre […] il tapait un message sur son téléphone juste avant d’être aspiré par l’abîme […] Malgré la très haute définition des images, nous n’avons pas réussi à identifier sur l’écran le nom du destinataire » du polar, du pôle art majeur de la gondole en tête de gondole d’un pont des arts.

 

« Soudain, 9 baobabs géants d’Afrique sur 13 sèchent mystérieusement sur pied […] Un baobab ne meurt que s’il pourrit de l’intérieur […] Quelque chose s’est produit en profondeur, dans les cellules matricielles comme autant de cœurs battants ». De gai savoir le gai polar nous larde à présent de l’intérieur. L’apocalypse nucléaire un jeu d’enfants devant la pandémie. La disparition de Perec est celle de voyelles muettes. Smog rosé, de fraise en framboise a pris le goût du sang.

 

Il a fallu « condamner l’accès au bain bouillonnant [parce qu’] une bactérie s’y prélasse en compagnie de quelques autres pathogènes pataugeant à leur échelle tandis qu’au-dessus d’eux, géants appuyés sur le garde-fou, cocktails en main, nous laissons couler le mauvais sang » d’humour caustique. Le polar planétaire dénoue son long suspens. Au titre son criminel crevait les yeux – d’hypermétrope.

 

Nous avons lu sans comprendre le déguisement en été d’un présent futur sempiternel tandis que l’un après l’autre nous faisions happer. La syntaxe poétique désormais pandémique. Allitéré en boucle dont aucune sortie du tunnel ne débouche, le poème en reste hébété, contracté d’impacts dans le perpétuel, puerpéral d’avortements été. Celui de la quarantaine sportive, alerte. Un grand cru, de belle année.

Retour à la liste des Parutions de sitaudis