Suite Diderot de Christian Prigent par Bruno Fern

Les Parutions

19 sept.
2011

Suite Diderot de Christian Prigent par Bruno Fern

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Dès la couverture, l'illustration fixe le cap sans équivoque : loin des postures fadasses, une fois de plus « l'Eros fait écrire »1 Christian Prigent avec toute l'intensité nécessaire, c'est-à-dire tendre en lettres vers l'être aimé dont on est, quoi qu'il advienne, toujours trop séparé - d'où les tentatives renouvelées pour s'en rapprocher par le corps et / ou les mots et établir une correspondance2qui, bien que vouée à une irréductible inadéquation, permette un tant soit peu de prendre langue dans tous les sens du terme.
Cela dit, cette énergie fondamentale se voit ici aussi contrariée que relancée par des retenues, des mises à distance diverses et (a)variées, les deux dimensions étant intimement intriquées puisque « tout est mort vivant »3. Ainsi, au long de ces dix poèmes (comme autant d'ébats chiffonniers au salon, jardin et, bien sûr, boudoir) que des calques laissent lire / lorgner en dessous, les illustrations évoquent la plupart du temps des corps à mi-chemin entre érotisme, voire pornographie floutée (« la pornographie, c'est l'érotisme des autres »4), et pourrissement, dé-composition. Quant à l'écriture, à la question de comment rendre ça à travers elle, c'est là que le travail de C. Prigent révèle toute sa puissance d'inventivité car il réussit singulièrement à faire du poème un objet de jouissance paradoxale où les pulsions les plus contraires ne sont pas seulement juxtaposées mais s'interpénètrent dans une dynamique entre figure(s) / désir / dureté et défiguration / détumescence / putréfaction, les procédures formelles choisies produisant elles-mêmes cette ambivalence - car le sujet lyrico-émetteur, ainsi que sa destinataire, y sont autant incarnés que rendus impersonnels, se sachant réductibles au dénominateur commun des mortels, aux matières à zéro nom.
Pour exemple, l'usage atypique de la rime, présente dans chaque poème fait de trois quatrains aux vers comptables (tournant autour du décasyllabe ou de l'alexandrin - métrique faussée telles les notes des pianos préparés de John Cage) : en effet, sa permanence est assurée au prix de grandes irrégularités du langage qui font qu'à l'oral il semble quasiment impossible d'en discerner les échos a priori attendus mais que, dans le même temps, elle ne peut pas échapper à l'œil - étant donc à la fois ostensiblement marquée (et ce d'autant plus qu'elle est souvent obtenue à force d'acrobaties que les règles classiques réprouvent) et réduite à néant, noyée dans la masse polyrythmique des textes. Parfois issue d'un découpage des mots qui génère des effets de sens déstabilisateurs :

dissous épars en molécules con / Fusément nous vivrons

Craignons à mort ces métamorphes / Roses voire entre les orteils orphe / Lins de toutes caresses les pâleurs / De mycose

& chimiquement sou / Ple amie de la paresse & lovée insi / Pide & ténébreuse & mastiqueuse de / Rien


elle n'en joue cependant pas moins son rôle habituel de rapprochement, là aussi généralement détonnant : car nue / qui pue ; Vo [Mis-toi] / bravo !

Bref, grave et jubilatoire, composé et déflagrateur5, précieux et cru, savant mais dépourvu de tout pédantisme, voilà un livre qui excède amplement son format :

Où il n'y a rien lisez que je vous aime (la vie
Je presse son âme entre la vôtre et la
Mienne) car rien du corps ne se forme si
Non en ces discours fort interrompus Ah




1 F. Ponge, Entretiens avec P. Sollers (1970).
2 Au moins à triple étage dans le cas présent : la liaison douce Diderot / Sophie Volland ; je / Madame dans cette suite; Diderot / Prigent - rapports intertextuels qui ne datent pas d'hier : Libr-critique » [Manières de critiquer] Territoires du roman contemporain : Prigent, l'écriture du commencement, par B. Gorrillot
3 E. Schiele (1910).
4 A. Robbe-Grillet.
5 « Allons, mes amies ; courage, détruisez ! » (phrase de Diderot mise en exergue).

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