bricolage[s], Camille Révol et quelques autres par Bruno Fern
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![bricolage[s], Camille Révol et quelques autres](/Source/280/bricolage-s-camille-revol-et-quelques-autres-1756653414.jpg)
« Une vie, rien qu’une vie, ce serait justement un bricolage ou une fabrique tantôt lents, tantôt contraints à des choix violents et rapides... »1 , ces mots de Jean-Christophe Bailly résonnent tout particulièrement avec ce livre dont l’auteur demeure aussi énigmatique que pluriel. Cela étant, si l’existence est ici conçue comme un moteur très hybride qu’il faut sans cesse régler pour qu’il puisse suffisamment tourner, l’écriture cherche explicitement, quant à elle, à intégrer les éventuels ratés dans ce fonctionnement – autrement dit par Beckett, à « trouver une forme qui accommode le gâchis et le désordre »2
D’où découle la multiplication des approches formelles : notations extraites d’un supposé journal, micro-récits, brefs dialogues tirés d’une pièce de théâtre qui restera inconnue, poèmes, chansons, notes numérotées « comme les cartes d’un jeu », citations, aphorismes, précisions lexicales, etc. Cette profusion composite s’étend au narrateur principal qui écrit « dans la solitude cotonneuse de la chambre » tout en sachant que « ce monde on y est jusqu’au cou donc ça ne se peut pas l’exil absolu ». Loin des excès identitaires de l’époque (version soft Soyez qui vous êtes... ou hard On est chez nous !), c’est en lui qu’il ressent cette altérité, faisant écho à la fameuse formule rimbaldienne : « Je dis l’Autre, il préfère. C’est pas qu’il préfère mais son nom, pour le donner y a rien à faire, il refuse mordicus. » Cette hétérogénéité fondamentale explique que les énonciateurs passent continuellement du je au il et au elle, entremêlant différents fils conducteurs qui ont tous leur importance. Parmi eux, une histoire d’amour entre une libraire et un « calligraphe » ; des souvenirs liés à l’exploration en cachette d’un cinéma de province avec un copain de jeunesse ; les tribulations d’un pope pour dénicher un vin de messe dans les vignobles du Quercy ; les mouches, de leur familière étrangeté à leur noyade dans un verre du breuvage susdit ; une mère en fin de vie, « vieille enfant désorientée » ; l’ennui, vécu « comme un paradis » quand il est solitaire ; l’écriture elle-même, l’auteur commentant son activité de « gratteur » en détournant malicieusement Beckett : « Gratter la clarté. Gratter l’unique. Gratter encore. Gratter mieux. »
À ce propos, Camille Révol évoque donc fréquemment l’écriture, son nom renfermant probablement l’une de ses dimensions : « (Disparition, révolution, même confusion, elle répétait, la nouveauté tient dans la candeur du regard sur ce qui est disparu, que l’on croit disparu et qui est là, toujours là dans le neuf.) » Plus généralement, les deux citations liminaires du musicologue Arthur Pougin et de l’écrivain Christian Gailly introduisent bien aux « divagations » qui les suivent à travers de multiples variations : réflexions sur la traduction, digressions qui finissent par prendre le dessus sur ce qui pourrait être identifié comme voix dominante, translations (texte répété à quelques mots près ; prénom de l’un des personnages qui fluctue de Karl à Carlos ; passage progressif de « elle sans qui » à « Helsinki ») ; allusions à Don Quichotte réécrit par Pierre Ménard alias Borges ; inclusions d’éléments issus de domaines divers : biologie (on en apprend un rayon sur les mouches), peinture, cinéma (notamment via la pratique du montage), musique et littérature (de la Bible parlant d’un Dieu « qui tâtonne, rate et recommence, bricoleur à sa manière » à Verheggen, en passant par Apollinaire et Artaud lui aussi détourné : « toute l’écriture est de la carrosserie »). En effet, l’auteur sait qu’il faut de tout pour faire un livre qui crée minutieusement sa propre temporalité, oscillant entre le vécu et la fiction, non sans gravité (« Alors une illumination : si c’était ça le sujet, moi qui écris et qui vais mourir, si c’était ça ? ») mais en faisant également preuve d’humour, y compris envers lui-même : « Tenu jour après jour, du moins c’est mon projet, ça sonne bien, projet, il m’arrive d’en faire. Un passe-temps. Rien qu’un passe-temps dominical. Exclusivement dominical. »
Comme il a tenu à le préciser en ouverture, l’étymologie du mot choisi pour indiquer le genre de l’ouvrage est couture de chants et les incessantes reprises permettent effectivement de tisser peu à peu une toile où le lecteur se retrouve pris, parfois un tantinet égaré, même s’il n’est pas la proie préférée de l’insaisissable Camille Révol : « Et n’en reste pas là : tes histoires, on pourrait les croire emmêlées pour embrouiller les lecteurs absents, mais non, il n’y en a qu’un, un seul que tu aimerais perdre, emberlificoter : toi. »
1 Tuiles détachées, Christian Bourgois, 2004
2 Cité par Pierre Mélèse, in Samuel Beckett, Paris, Pierre Seghers, 1966