Témoignage de Charles Reznikoff par Emmanuel Laugier

Les Parutions

19 mars
2013

Témoignage de Charles Reznikoff par Emmanuel Laugier

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« Certaines choses nous entourent… »

 

 

 
« La pure énonciation des faits expose – comme une source de lumière crue expose un objet au regard – et le poème dit simplement ce qui est » (Auxemery, postface à Holocauste, fragment, éd. Espace 34, 1998)
 
« Ce que je voulais faire, c’était, par le choix, le montage et le rythme des mots, créer un état d’âme ou un sentiment » (C. R, Nommer, nommer, toujours nommer, in Holocauste, éd. Prétexte, 2007)
 

Le très grand livre Témoignage, Etats-Unis 1885-1914, un récitatif, de Charles Reznikoff, dont Jacques Roubaud avait il y a plus de trente ans traduit pour le même éditeur (P. O. L) la première partie (1885-1890), est un livre par lequel l’idée du montage est pensée, dans le poème et à même l’architecture du livre. Ce n’est certes pas la première fois que le montage structure le poème, c’en serait même la marque principale, le schème selon lequel il se fait et se donne à sa forme. Mais la nouveauté du montage que CR inscrit dans ce livre-là (pas seulement à vrai dire, mais son ampleur, anti-épique, le resserrement du vers, le principe de composition et le choix des sujets qui le composent, le distinguent particulièrement.), qui pourrait se rapprocher de ce que Brecht fit dans son ABC de la guerre, tient à la méthode qui le sous-tend (- usage de la périphrase de type fonctionnel, - usage méthodique de la troisième personne du singulier, - usage d’un montage littéral et minimaliste, - usage de l’effet distanciateur) et aux prélèvements qui en sont la matière première, prélèvements fondamentalement politiques, comme on verra. Le montage, minimal, à la sobriété renversante, directement branché sur les prélèvements que fait CR dans les archives policières américaines (de 1885 à 1915), on l’aura peut-être compris, a rapport avec la violence d’un pays, qui est aussi celle de son histoire politique : violences plurielles du travail, de l’exploitation de l’homme par l’homme, violences portées sur les hommes et sur les animaux, violences de l’économie, de ses ségrégations, dont raciales bien sûr, de celles de l’homme sur la femme, de celles de la structure matrimoniale sur ceux qui en sont en dehors, violences des actes, de tout acte qui aggrave, par choix délibéré, par pulsions aveugles, l’injustice selon laquelle une loi (et toute jurisprudence) se pense et se donne. Testimony invente une « syntaxe casuelle », pour reprendre une très belle “expression“ que Jean-Luc Nancy utilise à propos de tout corpus, le corpus donné par CR étant celui de l’histoire américaine de la fin du XIX ième siècle au XX ième siècle naissant. Toute une histoire serait là à écrire de la matière à laquelle CR se confronte et qu’il utilise dans son livre, depuis celle de ses parents, émigrés ayant fui les pogroms de la Russie d’alors, à l’antisémitisme très répandu qu’il subit et bien sûr à ses études de droit et à sa participation à l’écriture d’un corpus juris à l’usage des avocats ; mais aussi de l’influence que certains de ses aînés (William Carlos Williams ou Charles Olson (l’importance de son Projective verse [1950])) eurent sur sa formation. Le corps, qu’il soit d’ailleurs celui de l’histoire elle-même, ou celui que l’on voit disparaître (sous un train), tomber (d’un pont), être emporté (par une machine), assassiné, battu, etc., est central à la violence dont témoignent ceux qui l’auront vue se déployer, voire l’auront subie lorsqu’ils sortent de ces épreuves encore vivants. Le travail de traduction de Marc Cholodenko, qu’il faut ici saluer, présente pour la première fois, ou la met à jour, la logique d’écriture de ce livre, et ce telle que Charles Reznikoff la pensa à travers une articulation neuve entre sobriété et césure (du vers). Ce livre, rappelons-le très succinctement, dont la publication se fera en quatre moments (de 1965, année où paraît la première partie, à la quatrième, qui paraît après sa mort [1976]), est le treizième de C. R ; un an avant sa mort paraît Holocauste, livre qui suit la même logique de prélèvement que Testimony appliqua aux archives de la police des Etats-Unis entre 1885 et 1915, selon la distribution des axes cardinaux, du Sud, du Nord et de l’Ouest, mais en prélevant dans les archives du procès de Nuremberg. De 1918 à 1919, années où paraissent les deux volumes Rhythms (I et II) à 1959, où Inscriptions [1944-1956] marque de ses 59 poèmes (se distribuant en 7 parties) une maturité certaine quant à la maîtrise que CR a de la construction interne de chaque poème, du rythme de chaque vers aux divisions rythmiques de chaque section, jusqu’à Testimony, il y a un rapport dont les poèmes de Rhythms, malgré quelques mots ou images encore imprégnés, donne la mesure la plus ténue. Il n’est pas anodin que CR ait comme importé les intuitions premières de Rhythms en les condensant formellement dans Testimony : cette condensation tient à plusieurs choses dont des auteurs firent remarquer très tôt les différentes strates de préparation, les voici et l’on verra leur recoupement :

-            Emmanuel Hocquard écrivit que s’il y avait une différence entre un même texte sorti « de l’espace judiciaire et montré dans l’espace littéraire », c’était « parce que l’intention du greffier qui recueille des témoignages et de l’écrivain qui les reprend littéralement sont différentes ». Plus loin il ajoute très justement, après avoir distingué clairement la méthode de CR de celle (le cut up) qu’utilisa Cendrars dans son Kodak, que ne voir « dans Testimony qu’un “procédé” d’écriture, c’est gommer la dimension essentiellement politique de l’ouvrage » (pp. 289-90 de Ma haie, P.O.L, 2001)

-            Plus succinctement, mais il faudrait rapprocher analytiquement ce que dit encore Hocquard de la méthode CR : « pour voir quelque chose, il faut commencer par la dupliquer. C’est dans la photocopie que « soudain on voit quelque chose » (p. 494, ibidem).

-            Dans La tentative objectiviste (parue dans La revue de littérature générale, 96/2 Digest, P. O. L), accompagnée de quelques traductions de pages de Testimony, Jacques Roubaud donne beaucoup à penser à propos de « la méthode Reznikoff », deux exemples : si l’on se souvient que l’axiome éthique de tout le projet de l’objectivisme de CR a été déposé par le docteur WC Williams (« No ideas, but things » (pas d’idée, sinon dans les choses »), Roubaud avance que CR « ajoute : choses vues ; et rapportées. Cela se passe dans la parole, dans la langue ; et ensuite est posé, reposé dans un poème, dans ses vers. Reznikoff ne souligne pas qu’il s’agit de mise en vers. Pour lui, cela va de soi. ». Il ajoute, fondamental, bien d’autres choses sur la distanciation sentimentale, morale, sur la justesse avec laquelle CR parvient par le prélèvement au choix formel qui « signe l’objectivisme radical » ; puis, avec sa clarté caractéristique, Jacques Roubaud précise les deux opérations selon lesquelles « la méthode Reznikoff » s’opère : « - la première opération est celle du prélèvement, dans la masse documentaire où sont déposées les paroles, selon des critères stricts : contrôle de précision. (…). – la deuxième opération, sans laquelle la première ne marcherait pas, est celle de la mise en vers. Par le découpage, cela devient vers ; pas récit, vers, poèmes. Ensuite séquence de poèmes, série discrète (discontinue), savamment construite, ce qu’il appelle un récitatif. [ce que Testimony est de part en part, les Discret series de Oppen [1934] rebondissant en un certain sens sur CR, ndla]. Le type de vers est un vers non compté, non rimé, non contaminé par le pentamètre iambique, un vers libre raisonnable, pas très jazzé. Ce choix est adéquat. Il doit laisser invisible au regard immédiat le fait même, considérable, de la mise en vers, du passage à la poésie. Ce passage est d’une importance que je ne peux ici qu’affirmer ; il faut pour le voir mieux faire la comparaison serrée entre les documents utilisés et leur résultat. »

-            J’ajouterai deux choses, l’une est une citation, que je crois venir éclairer ce qui m’a toujours fait comprendre CR dans la famille des écrivains réelistes, soit ceux qui surent tendre leur regard vers les choses nous entourant, « car les voir équiva[udrait] à les connaître » (Oppen utilise le présent – in D’être en multitude [1968]). L’autre est une remarque très simple.

-            A travers la tension de ce regard, on pourrait écrire, comme Georges Didi-Huberman dans cette page (p. 181) de Quand les images prennent position : « Tout est là : les positions ne se prennent qu’à prendre le rythme. » ; et plus avant, que « la méthode Reznikoff », selon le montage qu’elle pense et opère « procède bien en déblayant, c’est-à-dire en créant des vides, des suspens, des intervalles qui fonctionnent comme autant de voies ouvertes, de chemins vers une nouvelle façon de penser l’histoire des hommes et la disposition des choses. » (p. 121).

-            “la question du droit du poète à l’existence” politique », selon Walter Benjamin, est la condition du droit de cette exposition, par laquelle un rythme naît et se déporte, ici, pleinement sur le récitatif  d’un livre, Testimony. Le choix formel de CR y étant la conséquence de ce qui s’exposa à son regard (à ses lectures), soit la « syntaxe casuelle » de la possibilité de témoignages existant sans leur témoin. En voilà la question.

 

 

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