Théorèmes de la nature de Jean-Patrice Courtois (2) par Emmanuel Laugier

Les Parutions

23 avril
2017

Théorèmes de la nature de Jean-Patrice Courtois (2) par Emmanuel Laugier

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écrire La nature surmuette

 

 

Le nouveau livre de Jean-Patrice Courtois, Théorèmes de la nature (éditions Nous), premier volume d’une trilogie, marque, et en plusieurs points, un pas franchi de la poésie d’aujourd’hui sur ce qui constitue son rapport à la nature. Que l’on pense d’abord ici, immédiatement, à Lucrèce et à son De natura rerum n’est pas faux, jusque, au moins, le livre IV, puis il faut aller directement au livre VII, puisque la nature y est ici objet d’études, d’expositions, et surgissement d’un monde extérieur dont l’âme prend connaissance par la double immensité de l’espace et du temps. Sans doute aussi peut-on penser à Empédocle d’Agrigente (à qui Lucrèce emprunte son Peri physeos), mais aussi, à bien des égards, à Héraclite d’Éphèse. Toutefois ce n’est pas à une tentative de réponse redoublée à ce premier livre cité ou aux autres que vont les Théorèmes de la nature. Leurs déplacements, quant à la question d’une éco-poétique ou de poétiques écologiques, opèrent bien autrement que celles antérieures, qu’elles aient faites toutes l’effort d’anthologiser les documents poétiques de peuples divers (dont le travail de Kenneth White sur la traduction de poèmes esquimaux, par exemple, ou encore celui du poète Jerome Rothenberg dans sa somme Les techniciens du sacré), ou plus généralement qu’elles se soient constituées d’approches critiques, vigilantes, épiphaniques, analogiques, ou militantes, de ce que la nature peut être ou est au sein du poème. Le second déplacement que les Théorèmes de la nature effectuent, seul le lecteur pourra le dire et l’exposer dans l’endurance et l’investissement que toute lecture sérieuse de tout livre de poésie réclame. Il s’agit de ce que lire les 141 poèmes en prose sèche et nerveuse des Théorèmes de la nature fait à la compréhension du livre lui-même et à l’expérience qu’elle dessine sur le fond noir du cerveau s’y aventurant avec ses mains négatives. Ou, pour le dire autrement, lire les Théorèmes de la nature déplace l’investigation de la lecture de la compréhension (ou du compréhensif) au champ d’une herméneutique où l’interrogation, comme autant de schémas à la craie sur le grand fond noir de la caverne, ne cesse de balayer les données de différents savoirs (des sciences de la nature à la neurologie, en passant par la chimie, les sciences atomiques et physiques, etc.), de l’épistémologie générale à ce que les arts plastiques forment (jusqu’à la danse, le mime, la performance, etc.), en passant par toute la littérature générale, comprenant en elles le vaste domaine des sciences humaines. Les Théorèmes de la nature ajustent donc, et conséquemment, à l’envergure de ces savoirs convoqués, multiplement, par fragments et prélèvements de matériaux, leurs voies (en forme de théorèmes, mais pas que), à toutes celles (de voix) qui viennent et doivent venir au milieu d’un langage ré-instruit par la langue du poème lui-même. Cette tresse forme et le déplacement que ce livre œuvre dans son rapport à la nature (car les Théorèmes de la nature n’écrivent pas dans la nature), voire face à ce que le vieux mot de phusis définit d’un rapport encore imaginable face à la destruction de la nature elle-même ; et celui du rapport à la lecture et du sens qu’elle ouvre face aux savoirs et aux théorèmes vérifiés de la nature. La nature n’étant pas dans ce livre un simple objet matériel approché, mais tout le matériau de langage qui l’entoure et que chacun des 141 poèmes-théorèmes scrute et expose jusqu’à, dirait-on, leurs dimensions proprement volumétriques.

 

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Un homme des Lumières et un encyclopédiste sont au centre de l’écriture de ces Théorèmes de la nature-là, mais pour deux raisons : il faut préciser que l’étoilement des savoirs qu’ils appellent chacun est tout à la fois désaxé selon l’ordre-même de leur espacement et densifié par la condensation extrême de leur agencement (souffle Pierre Parlant). Ce double mouvement, de densification et de relâchement, parent de la description de l’image authentique telle que Walter Benjamin la décrit comme dialectique à l’arrêt, explose en des phrases (nouées et dénouées dans la tresse des 141 §) à une vitesse de sidération extraordinaire, dont les quelques citations, ci-dessous, donneront une idée précise d’agencement : selon une ligne, segmentée dans chaque §, et conduite comme un fil nervé entre chacun, les sauts d’un texte à l’autre bataillent et rythment les effets de rapports entre le documents collectés et le langage que le poème documente aussi comme l’effet intra du document sur sa propre recherche. Les théorèmes de la nature que déploie le livre de Jean-Patrice Courtois exposent donc les documents non-vus de la destruction à venir de la nature, à même l’indifférence que toute phusis a au fait moral ; et ce afin que de nouveaux théorèmes, non-réductibles, poétologiques, avancent vers « l’entente potentielle des hypothèses » (P. 76) que des plans de comparaisons, des problèmes distincts, peuvent ouvrir dans le phrasé lui-même : cela veut dire, écrit Courtois, qu’« il y du chant dans la possibilité entendue d’un “ça chante” », mais si et seulement si « l’entente potentielle des hypothèses » s’effectue. Cette page, parmi bien d’autres, dont il faudrait dessiner le schéma de conduction des phrases, définit une poétique en 3 temps, par quoi s’articule matériau, dialectique et théorie : Jean-Patrice Courtois les décompose en deux temps de variation où se comprend que d’un plan de comparaison semblable peuvent découler des problèmes distincts, la tâche de l’écriture devant en relever les conséquences imaginables par surimpression et polyvalence du matériau langagier face à tout ce qui est placé sous le regard (objectum), selon une méthode rappelée depuis Maurice Scève. Ainsi passe-t-on de la photographie de la nature « voulant par l’incorporation des physicalités texture grain (…) le corps des choses pris par l’œil » au pencil of nature de W.-H. Fox Talbot, du soleil incorporant sa lumière dans les choses à sa déduction : « C’est le soleil qui l’a fait dit un calotype » (p. 25). Toute une pensée du photographique est de plus glissée entre les lamelles des théorèmes, qu’on voit avec eux effleurer les plaques insolées de Lewis Baltz, de Joe Deal, de Robert Adams, parmi bien d’autres cachés… Ailleurs, des pages (94-95) réfèrent aux 15 premiers vers de Microcosme (M. Scève) pour que soit comparé le lien masse et vide que dit le théorème après le big-bang à ce qu’il en aurait été antérieurement : qu’au « début sans masse dans l’univers dense et chaud, les particules sont des anges véloces de pure lumière », mais aussi que avant une « Masse de déité en soi-même amassée pensa déjà la sève du poème clair bien avant l’armature du théorème clair ». Deux ordres, deux langages1, exposent, en ces 141 blocs de prose, les raisons de rapports entre la langue du poème et le document : comment par exemple « Le poltergeist de Mike Kelley et une quelconque centrale nucléaire appartiennent tous les deux au théorème de l’invention de l’éternité » : c’est-à-dire « Un : la boîte centrale (…) à vie d’éternité par atomes modifiés », et « Deux : le poltergeist, l’énergie rendue comme forme non formée » dessinent le mauvais infini d’une économie libidinale ad infinitum, ce que résume avec une ironie fracassante l’artiste (et non le scientifique) par cette phrase pied-de-nez : un « cosmos érotomane habite un Esprit visitant des individus caleçon » (p. 81).

 

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La description des Théorèmes de la nature ouvre en chacune de ses parties un problème (que repense Courtois à partir de Benjamin) : celui de savoir « par où passe la demande de formation d’une image » ; question qui demande autant « par où cela compacte la documentation où préalablement passe la résidence des yeux qui voient entendent » (p. 35). Il y a un silence mort qui ne sera jamais camarade de rien, car il ne voit ni n’entend, ni ne restitue, ni ne répond, à l’inverse de la recherche vraie (formation de l’image et compactage du document) dont la réponse est d’offrir le « centre fraternel du mot » aux yeux et aux oreilles. Chaque § des Théorèmes de la nature endure l’épreuve d’une casuistique où il faut revoir, réentendre, donc savoir, dire, penser, divaguer, croiser, ce qui est sous les yeux (l’œil écoute). S’inventent ainsi, à chaque fois, les conditions de surgissement des théorèmes. Une « méthode des études » (p. 9) forme ainsi le théorème général et multiplié. Il faudrait, et ce n’est pas l’objet ici, décrire ce feuilleté subtil entre les matières et les connaissances, les agencements performatifs du poème à travers les greffes qu’il se permet, jusqu’à toucher les écarts entre le plus proche et les incommensurables ; et ce, parce que les Théorèmes de la nature ici offerts, dans leur puissance de déplacement, expose leur matière comme « métier de pointe » (R. Char), c’est-à-dire en sorte de poétique (« Même pour le poème le rassemblement de la totalité des faces déchettes de l’eau ne se surmonte pas par l’hypothèse d’une totalité disponible des métaphores », 53.), - en sorte de constat ( « Le pétrole noir offshore ultra profond gît au fond sous la mer là où c’est ultra noir alors le voir n’existe pas », 62.), - en sorte de citations ( par ex. Gogol, p. 24 ; 27. Scève 94-95. Etc.), - en sorte de déductions théorématiques (« Les déductions iodées ne sont plus seules à hausser la chaîne biologique océanique au niveau du théorème », 45.), - d’énigmes clairvoyantes  (« Alors nommons les trois fongicides aux effets démultiplié 20-30 fois sur le système nerveux », 32.), - en sorte de listes (58 ; 62 ; 86 ; 116.), - de questions (« Futur, demain, présent — lien ? », 95.), - de conclusions jaunes (« Le monde urbain humain n’a pas assez froid — ou la guerre est trop chaude », 106.), - de sublimes énoncés (« Des animaux profonds noircissent l’image », 118.), en sorte de conclusions (« Donc l’hippocampe n’est pas notre numérique », 102.), - en sorte de mélancolies —rageuses, ironiques, critiques — (« Or il est tard depuis longtemps », 115.), - en sorte de catastrophes  (le vol amsterdam/Kuala Lumpur MH 17, p. 28-31). En sorte que les phrases que nous faisons, si elles ne sont plus totalisantes, si nous ne pouvons les finir, sont, par les fragments du « théorème non résolument établi » (de « où ça fait ça » à « où et quoi dans maintenant » et « pour qui »), des façons de les endurer et de les étendre encore dans leur propre complication. Le phrasé qui vient là, à fleur et au fond de la complication du sommeil2 du langage, est une chance, les Théorèmes de la nature, autant pour nous, le hasardent hors du propre dehors que la nature était comme extériorité. Cette mince bande de soupirail restant , mais où quelque chose se voit, est le ruban de Möbius des Théorèmes de la nature, car « Hasarder la nature dehors telle est la tâche de l’espace phrase et son qui n’entame qu’à peine le désir de la tâche » (p. 73). La tâche à laquelle ce grand livre se livre à hauteur d’homme.

 

 

1 Parmi, à vrai dire, une foule d’autres racines élevées sur l’index mots/choses (au carré, au cube).
2 C’est le titre du troisième livre de Jean-Patrice Courtois, éditions Circé, 2001.

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