Toute personne qui tombe a des ailes, poèmes d'Ingeborg Bachmann par Géraldine Geay

Les Parutions

15 nov.
2016

Toute personne qui tombe a des ailes, poèmes d'Ingeborg Bachmann par Géraldine Geay

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« A présent les lieux de supplice sont vides / ils nous cherchent et ne nous trouvent pas »



Le monde concerne Ingeborg Bachmann. Son siècle, le fangeux XXème, l’atteint. Pourtant, la lecture de ses œuvres poétiques partielles montre une poétesse qui réagit. Réagit à la guerre comme à ses propres visions. Se débat avec sa propre écriture comme avec une menace extérieure (« Ton cœur souffrant / adulant toutes les douleurs »). Elle se méfie d’elle, se critique : « Je crains de brûler / les torches qui te mèneraient à moi ». Pourtant, elle est une dragonne. D’énormes menaces et crimes cachés la troublent sans l’empêcher de cracher son feu dangereux mais éclairant. « Il fait nuit si profonde autour de moi », écrit-elle dans En guerre. Dans Angoisses : « L’air gelé caresse mes cheveux / et le froid s’enflamme au contact de mes membres ». Elle évoque souvent la neige (« blanche cargaison »), état lourd et figé de l’eau qui menace de changer son feu en fumée. Elle craint moins pour elle-même que pour la lucidité : « la fumée au-dessus du foyer / ne nous laisse pas voir le feu ». Ce ne sont là que quelques exemples d’une écriture physique, organique, sujette au monde et aux éléments. Ingeborg Bachmann est un témoin ayant du répondant dans une langue dense et nette. Elle remue son monde. Voudrait réveiller les pierres et ranimer les vaisseaux perdus. « Et encore une fois ma bouche aussi veut s’enflammer, / Alors, sorties du rêve depuis longtemps passé, / Toutes les roses recommencent à fleurir » (Encore une fois, un des « Poèmes de jeunesse »)

Elle ne se leurre pourtant pas. Elle fait tourner, pendant et après la guerre, l’usine poétique. Elle entretient et rééduque sans cesse sa vision au contact de nouveaux lieux, de nouveaux décors qui lui profitent. Ses magnifiques poèmes Harlem et Paris prouvent qu’elle reste en pleine possession de ses moyens, qu’elle conserve l’accès immédiat aux choses. Celle qui ne se détourne pas du monde contemporain demeure complice du monde géographique. Ces échappées l’aident à revenir, elle qui ne fuit pas. Elle travaille. Elle est éponge. « L’éponge aux mille trous » de la fin sanglante de L’Odyssée d’Homère. L’éponge qui vient de la mer, peut s’assécher puis réabsorber, transporter le sang hors du site des crimes. L’éponge qui gardera la teinte des substances qui tachent. Bachmann endure mais travaille, essore, absorbe et renvoie. Sans cultiver le sang. « Ne soufflez mot de mort », en arrive-t-elle à écrire tardivement dans Vous les mots. Son écriture ne boudine pas, ne fait pas charcuterie. Elle écrit « le soleil cuit le poisson » mais elle-même, malgré son feu, ne cuit pas, ne trafique pas l’animal. Elle poursuit, horizontale mais dynamique, son écriture qui, d’ailleurs, n’éponge pas que le sang : elle évoque souvent des méthodes pour libérer l’eau de la glace (on peut penser au « transparent glacier » de Mallarmé), elle cherche la « pulpe », les « résines », les « huiles ». Son champ d’observation est vaste, son instinct animal-humain la fait fouiller à la recherche de ce qui pousse et circule. Le désespoir et le gel qui peuvent se ressentir très fortement dans tel ou tel poème ne sont peut-être qu’une question de température saisonnière. La guerre (qui même achevée colle aux basques) n’est peut-être qu’une mauvaise saison. Le prochain poème sera peut-être aussi désespéré, mais peut-être pas. Chacun d’eux est tellement in situ et tellement buvant son époque qu’à tout moment il peut attraper un rayon de chaleur. La frontière est ténue qui changera l’invivable en viable. Autrement dit, aucun état n’est définitif tant que la poétesse est vivante.

C’est ce qui la fait dériver. La solitude de sa chaleur interne. L’aspiration à rabattre le spectacle et le récit dans la poésie donne Un monologue du Prince Myschkin pour L’idiot, pantomime-ballet, œuvre de jeunesse d’une vingtaine de pages, vive, bouillonnante après des dizaines de poèmes nets et rimants. Pour reprendre notre image, l’éponge naissante semble s’engorger, trop pleine. Trop pleine d’horreurs contemporaines ressenties dont elle ne peut pas s’essorer, et qu’elle délaisse alors momentanément pour des délires ancestraux et universels. C’est peut-être le moment de sa naissance poétique, c’est là que la main pressant l’éponge entre davantage en jeu, sans que son écriture devienne pour autant méconnaissable. La même machine, le même muscle de poésie continuent, quand les fantômes se réveillent, de produire des images. Ils ne sont pas rappelés à l’ordre de la description. Ils ne deviennent pas non plus le déguisement de messages pré-pensés : ils sont la réaction épidermique d’Ingeborg Bachmann. Elle amorce avec ce texte son propre flux, elle qui le cherchait à l’extérieur sous tant de formes. Son écriture déjà tranchante se met en même temps à parler plus cru et à changer d’inspiration. « Face à la mort ne cherche pas / laisse et suis-moi ». Le monde l’a dérangée (même si « les petites morsures ne m’ont pas dérangée »), la guerre a dérangé, modifié, troublé le fleuve de son écriture. Mais quand, comme à la fin de L’Odyssée, les tragédies commencent à se faire oublier, la poétesse garde son nerf, son autonomie, son œil imparable mais doux : « voilà pourquoi ils espèrent la paix, ceux qui ressentent plus la guerre que la guerre n’est faite »

Son écriture a tout au long de son œuvre poétique gardé sa vivacité, mais elle s’est aussi sexualisée. On découvre dans les derniers poèmes (inédits), au-delà des ébauches et du work in progress passionnants soulignés par Françoise Rétif dans le dossier de l’édition, le véritable recommencement de l’œuvre par la sexualité, l’altérité, l’adresse à l’autre humain. Le dialogue s’infiltrait depuis quelques dizaines de poèmes, on ne l’entendait pas distinctement à cause des bourreaux, des bombes et des barrières aux frontières mais tout y concourait. Eponger ses larmes, éponger les larmes de l’autre, apprivoiser le bestial monde : Ingeborg Bachmann y trouve un nouveau rapport avec l’extérieur. Ses derniers poèmes ne font pas que tâtonner dans cette direction, ils peaufinent des découvertes. En la lisant on la sent, par-delà l’amertume des conflits, des échecs, des rejets, continuer de devenir en temps de paix son propre sujet spongieux.

 

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