Un effacement continué ? de James Sacré par Jean-Claude Pinson

Les Parutions

26 août
2016

Un effacement continué ? de James Sacré par Jean-Claude Pinson

  • Partager sur Facebook

 

Contre-pastorale

 

 

 

Un fantôme hante la poésie : celui de ce qu’on appellera, faute de mieux, le « peuple » – un peuple qu’elle aimerait pouvoir toucher, mais dont elle doit bien reconnaître, quand elle sait être lucide, qu’il est pour elle aux abonnés absents. Or, si elle se soucie de politique, comment pourrait-elle ne pas vouloir ce peuple qui lui fait désespérément défaut, après l’idylle avortée, au XXème siècle, des avant-gardes artistiques et politiques ?

Non, nul peuple n’est là pour recevoir la balle qu’elle lui lance. La position de la poésie contemporaine cependant est double. Elle est d’une part au plus loin d’une culture « populaire » aujourd’hui largement sous la coupe de l’industrie culturelle. Mais en même temps, en ses formes sans cesse renouvelées, dans le bouillonnement transversal des arts, c’est au plus intime de la culture populaire (prise en un autre sens, avec moins de guillemets) qu’elle s’agite et s’invente. Car cette culture n’est pas l’affaire de la seule industrie ; elle est aussi l’affaire d’une multitude, pas seulement réceptrice mais productrice, sous la forme de ce que j’appelle un « poétariat ». Il y a là une réalité sociologique où, loin d’être « manquant », le « peuple » (un peuple certes fragmenté, désassemblé, dispersé) est l’auteur d’une surabondante production, mal visible, souterraine – et souvent en souffrance, quand elle attend, malgré tout, une légitimation qui pourrait lui venir « d’en haut » et ne vient que très rarement.

De cette vitalité « poétarienne », il n’y a pas lieu de se réjouir outre mesure, tant ce qui est ainsi publiquement proposé (à un public confidentiel, dans un entre soi très étriqué) se révèle, au plan proprement artistique, très souvent médiocre sinon affligeant, n’offrant à la question du « peuple qui manque » qu’une réponse bien souvent populiste (il y a une démagogie poétique sui generis). Mais il n’y a pas lieu non plus de s’en désoler davantage, si l’on veut bien considérer que toutes ces nouvelles manières (le slam, le rap lui-même) de faire aujourd’hui bouger la langue constituent un terreau, un fumier prosodique, d’où pourront émerger, d’où ont déjà émergé, par ricochet (je pense par exemple à Christophe Tarkos), des poétiques inventives.

Inapparente, dérobée le plus souvent, cette intimité de la poésie avec la culture populaire vaut aussi pour sa part la plus savante, la plus longuement « travaillée » et son public restreint de happy few. Elle y emprunte des chemins fort divers, qui tous cependant, selon moi, peuvent être compris sous l’angle conjoint de deux principes, que j’appelle, l’un, principe carnavalesque », et l’autre, « principe pastoral ». Le premier implique une subversion, un renversement des représentations convenues véhiculées par la langue ordinaire (et sa domination idéologique). Souvent, il fait le pari, avec les avant-gardes et leur «  gifle au goût du public », que le « peuple » lecteur veut aussi, pour exister, être vraiment au monde, ne pas comprendre – ou comprendre autrement. On le trouve à l’œuvre, exemplairement, dans l’« extrémisme » du travail du vers déployé par Christian Prigent (son dernier livre, Les Amours Chino, en témoigne superbement). L’autre, le principe pastoral, consiste en la manifestation rémanente, dans l’énoncé poétique, dans sa propension au chant, d’une pulsion qui traduit un désir, affirmé ou refoulé, contrarié ou consenti, d’appartenance au Grand Tout de la Nature (du monde, de la matière…). On en trouve l’écho aussi bien dans l’hermétisme souverain (jamais gratuit) d’un Philippe Beck (ses Chants populaires, par exemple) que chez cet adepte de la ligne claire qu’est Philippe Jaccottet.

 

Cette trop longue entrée en matière (que le lecteur veuille bien me pardonner) pourra paraître sans rapport avec James Sacré. Je crois au contraire que sa poésie s’inscrit d’une manière forte dans ce cadre que je viens de tracer à grands traits. – Que c’est seulement à la lumière d’un tel éclairage qu’on sera en mesure de souligner la force et la singularité d’une œuvre que son apparente banalité, sa grande lisibilité et ses évidentes accointances « poétariennes » conduisent trop souvent à négliger.

 

On remarquera d’abord combien cette intimité de l’œuvre de James Sacré avec le « peuple » est immédiatement perceptible. Sans cesse, elle nous parle en effet de ce monde paysan dont l’auteur est issu. Mais cette paysannerie est un continent et une provenance à la fois toujours déjà perdus et universellement retrouvés, partout où l’auteur a l’occasion de voyager (que ce soit au Maroc, en Espagne, en Italie, ou aux Etats-Unis).

Cette intimité avec la chose populaire prend la forme, dans le cas du livre qui nous intéresse ici, d’une recherche du père. Non pas d’un père rêvé ou héroïsé, idéalisé, mais d’un père réel, colérique et violent à l’occasion, et pourvu d’un corps très prosaïque :

« Je ne cherche pas un père
Je ne cherche pas le père que j’aurais voulu avoir
Je cherche le père que j’
ai eu. »

 

Un père « paysan à demi, laitier le matin de bonne heure » et « paysan justement comme ils le sont tous/ Migrants d’un village à la ville, artisans saisonniers/ Plus tard plein de lointains parcours à cause des guerres ». On l’aura compris, il ne s’agit pas d’exalter je ne sais quelle ruralité, de chanter un terroir, et encore moins de célébrer une terre qui ne mentirait pas. C’est d’une paysannerie universelle, sans frontières, qu’il est question dans cette poésie. Mieux : bien au-delà de la seule sociologie, ce qui importe, c’est le questionnement, à la fois anthropologique et poétique, d’une « plouquerie » qui partout affleure dans la condition d’homme et dont tous, peu ou prou, plus ou moins lointainement, nous provenons. D’ailleurs, le monde ne raconte-t-il pas « un peu partout les mêmes histoires » ? Plus qu’une thématique, la condition paysanne est donc chez James Sacré un point de vue qui prend le contre-pied des représentations dominantes, en retourne la tromperie idéalisante. C’est en ce sens d’abord qu’il y a, dans sa poésie, renversement carnavalesque, vision du monde depuis le point de vue de ces éternels dominés que leur condition confronte à la saleté et à la lie au point que cela devient pour eux un habitus (« ce goût que tu avais mon père/Pour ce qui puait (cul de goret/À pousser dans la mue pour l’emmener au marché »). Et ce n’est évidemment pas un hasard si James Sacré fut l’auteur, naguère, d’une étude, inspirée de la sémantique structurale de Greimas, intitulée « Rabelais, les métamorphoses d’une braguette » (1977).

 

Quant au principe pastoral, il prend, comme souvent chez James Sacré la forme de notations paysagères. Mais ce n’est pas le paysage idéalisé des pastourelles avec bergers et pâturages. Le paysage est au contraire très prosaïque, avec cultures précisément nommées (« le maïs a bien poussé »), machines agricoles aux « belles couleurs de tôles » et paysans qui s’en vont « chier » au bord des haies ou se branler dans les maïs. C’est donc ici de « contre-pastorale » qu’il faudrait parler, dans la mesure où le poème s’attache à reconduire l’idéalité pastorale et ses représentations illusoires à leurs conditions matérielles d’existence.

Toutefois, cela n’interdit pas que puisse se dire le sentiment de l’appartenance au Grand Tout, à sa matière (au « mystère /De l’origine qu’on a dans le sale et des sanies ») comme à son déploiement cosmique tel qu’il se donne dans la contemplation du ciel :

« Souvent le soir, quand la nuit déjà bien établie
Je cherche des yeux le Grand et le Petit Chariots
J’aime penser
À des gens que je connais, très loin d’ici
Qui peuvent aussi regarder ces mêmes étoiles.
J’en connais très peu de ces étoiles que donne la nuit
Tu m’apprenais pourtant
Comment on en découvre d’autres
À partir de la configuration de ces deux Chariots
Et par ce geste de me dire, autrefois,
Tu retenais d
éjà
Au-delà de l’espace et du temps
Le tissu déchiré
de ma vie. »  

 

Nulle vulgarité, nulle démagogie, nulle singerie d’un supposé parler populaire chez James Sacré. Néanmoins, l’affleurement souvent d’un lexique d’origine paysanne (« Leur manger qu’ils ont apporté… ») et une constante torsion du beau parler, au plan syntaxique notamment, rappelant que toute langue, aussi académiquement pure qu’elle se prétende, plonge ses racines dans la souille des parlures ordinaires.

Plus largement, un principe d’incertitude, d’approximation, gouverne la langue du poète comme il gouverne le réel lui-même. Car celui-ci ne peut être rejoint ; il est, au-delà du langage, un « impossible » hors d’atteinte (« Ce que j’entends/ C’est le seul bruit des mots/ donnés comme épaisseur noire du monde, et restant/ Dans l’inconnu/ De ce qui fut pourtant visible et vivant »). Impossible par exemple de savoir au juste ce que le père a pu vivre « dans son sexe ». L’intimité de l’autre, fût-il très proche parent, demeure une énigme (« … ce n’est qu’autoportrait de moi ou mieux/ Qu’autoportrait de poèmes qui s’écrivent, perdu/ Dans quelle mémoire du monde ? »). Et c’est pourquoi nulle poésie, au fond, ne peut être radicalement « populaire ». Nous demeurons des « séparés », la sensation d’appartenance ne pouvant être que fugitive.

 

« Je ne crois pas à des chants du ciel flamboyants/ Après la disparition de quiconque, après celle des choses… ». Poète réflexif, à la fois « naïf » et « sentimental » (au sens que Schiller donne à ces deux mots), James Sacré s’interroge (on notera au passage la boiterie de la syntaxe) :

«  Si mes poèmes qui sont d’approximatives notices
Concernant la vie de mon père
En retiennent quelque chose, de sa vie 
? »

 

Parce que rien n’est stable, que le temps (« du temps s’en allant dans le temps ») efface tout, nul tombeau, fût-il de papier, n’est vraiment possible. Et cependant, si le livre a eu lieu, c’est bien que l’effacement peut être, malgré tout, sinon annulé, du moins ralenti. C’est ce que semble vouloir dire, avec son point d’interrogation, le titre : si le travail du temps continue d’effacer sourdement la mémoire qu’a pu laisser le père, le travail du poème, continuant lui aussi, contrarie, si peu que ce soit, l’œuvre dissolvante du premier.

Pas de chant flamboyant, certes. Mais une voix que le lecteur ne peut oublier, qui le conduit à lire continument le livre, jusqu’au bout (chose rare pour un livre de poèmes). Une voix discrètement élégiaque, d’un grain singulier, qui dessine les contours de ce qui pourrait être, en français, quelque chose comme un blues de l’éternelle, éternulle campagne. – Campagne qui n’est qu’un autre nom du monde, celui-ci se fût-il aujourd’hui archi-urbanisé.

 

Le livre est accompagné de dessins de Djamel Meskache. Leurs formes puissantes d’idéogrammes incertains rythment parfaitement le livre.

Retour à la liste des Parutions de sitaudis