Une soupe au caillou d'Anaïs Vaugelade par Christian Désagulier

Les Parutions

01 juin
2020

Une soupe au caillou d'Anaïs Vaugelade par Christian Désagulier

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Une soupe aux cailloux d'Anaïs Vaugelade

Un conte de Rorschach

 

c'est à la suite de l'écoute d'un extrait de Une soupe au caillou sur France Inter introduit par Dorothée Barba le 14 mai 2020 dernier* que j'ai découvert cet album filmé** mis gracieusement à disposition par l’école des loisirs sur internet et réalisé à partir du livre d’Anaïs Vaugelade lu par Anne Girouard sur fond de clarinette centre-européenne aux accents klezmer..

cela fut un choc de beauté poétique et politique (pléonasme) dont j'ai illico partagé le lien avec une petite communauté d'écrivain-e-s dont les retours de visionnage furent enthousiastes, certains avaient connaissance du conte original qu’Anaïs Vaugelade a commué en conte animalier, un autre me dit qu'il se racontait chez les Poilus de 14, poilu comme un signe d’appartenance de plus à ce règne cousin fabuleux moins la guerre, aux sujets sans monarques ni morales : « Comme ce n’eft qu’en comparant que nous pouvons juger que nos connoiffances roulent même entièrement fur les rapports que les chofes ont avec celles qui leur reffemblent ou qui en diffèrent, & que s’il n’exiftoit point d’animaux, la nature de l’homme feroit encore plus incompréhenfible. » (Georges-Louis Leclerc de Buffon, Discours sur la nature des Animaux..)

cette idée d'adaptation animalière et végétarienne de ce conte traditionnel intercontinental, numéroté 1548 dans la classification d'Aarne-Thompson-Uther*** comme je l’ai découvert dans l’Encyclopédie Numérale, où le vagabond d’Anaïs Vaugelade devient un loup (pour l’homme ?).. Un livre aux dessins quintessentiels, source de questionnement ontologique sans y toucher autrement qu’avec des pinceaux en poils et de loup et de cochon ou de laine et de plumes, d'une douceur paradoxale aux imbibitions de couleurs chaudes, ce suspens ainsi entretenu du loup cachant … sa faim, non pas dans une bergerie, mais autour d’un chaudron plein de la fameuse soupe aux légumes communautaires lesquels par la poule le céleri, des courgettes par le cochon, par le canard et le cheval des poireaux, du choux et des navets par le mouton, la chèvre et le chien, ce récit au sirop d’orgeat comme illustrant la puissance de l'entraide communautaire chère à Kropotkine, ce caillou au fond en forme d’anti-monte-lait de la fatalité, capable de contrecarrer l’instinct circulaire quand l’essentiel est en jeu, la perpétuation de la vie dialectiquement opposable à celle du struggle for life de Charles Darwin, enfin c’est ainsi que je l’ai ressenti tout de go, la compréhension sensible empruntant le raccourci reptilien avant que la pensée ne s’élabore dans l’aire cérébrale..

un peu plus tard, j’ai repensé à une sorte de cène quand le loup au moment de servir la soupe à tous ses commensaux, le caillou en forme d’hostie insécable, à une eucharistie végétarienne où la chair est transformée en blé (de pain) et vin (de sang), à une faute mystérieuse qu’aucune compensation ne saurait expier tant que les pierres ne seront pas cuites à cœur..

une autre interprétation de circonstance me fut donnée par un lecteur audiovisuel bouleversé qui identifia le loup à un agent propagateur du virus covidien de porte à porte : pourquoi pas ? Il n’est pas inutile de rappeler et peut-être n’est-ce pas une coïncidence de circonstance que le conte publié en l’an 2000 nous soit rappelé à son existence par les temps viraux qui courent..

dans une superbe association d'idée, un lecteur ami newyorkais frappé par le covide, lequel virus le priva quelques temps de l’odorat et du goût, indispensables à la délectation de toute soupe, me dit que de l’album filmé la vision et l’écoute dont il n’était pas privé, grâce au ciel, lui rappelait de Molière le Dom Juan ou le Festin de pierre dont la mort récente de Michel Piccoli qui m’affecta, indépassable dans l’adaptation audiovisuelle de Marcel Bluwal (1965), réactiva le souvenir de sa rencontre en chair et en os..

une rencontre purement visuelle sur le plateau de tournage d'une scène du film de Marco Ferreri alors désigné sur le clap par « La vraie vie du général Custer ». Rencontre platonicienne, une quasi vision, immensément impressionné que j'étais, alors qu'il discutait, Buffalo Bill en peau de daim avec une Catherine Deneuve en idole d’or, me tenant à une distance telle qu'elle ne me permettait pas de comprendre les mots échangés, simple murmure dilué au vent, discutant de la pluie et du beau temps, la météorologie étant un sujet de conversation récurrent sur un plateau de tournage en extérieur, moi planté à une distance infranchissable sous l’effet d’une force repoussante de beauté (paradoxe) à laquelle ces deux aimants vivants semblaient se soumettre, une force magnétique qui s’exerçait contre moi indépendamment de la volonté de ces deux stars au maximum de leur magnitude en 1973..

cette prise de vue ne fut pas retenue au montage de « Touche pas à la femme blanche » (Non toccare la donna bianca), le titre définitif du film, une parodie anachronique de la bataille de Little Bighorn tournée dans le Trou des Halles, juste avant que le ventre de Paris ne soit transformé en œsophage. Le tournage de cette séquence dont je fus le témoin subjugué (oxymore) se passait dans la Région Parisienne où je résidais alors, dans une immense carrière de craie totalement évidée, désaffectée dont la superficie, à la différence de celle du Trou, était compatible de la reconstitution du champ de bataille qui vit une coalition de Cheyennes et de Sioux l’emporter pour la première et dernière fois sur l’armée américaine. De craie à ciment qui rentrera dans la reconstruction qui bouchera le Trou, cette carrière était trompeusement raccord, c’est-à-dire qu’elle présentait un profil géologique parfaitement semblable à celui que le creusement du Trou parisien avait révélé, aux lignes discontinues de cailloux de silex parallèles dont le déchiffrement de l’écriture sans alphabet, ou bien, plutôt, à l’alphabet aux lettres en nombre infinies sans récurrences de formes, disait toutes, privilège du poète que de savoir la déchiffrer, que nous nous trouvions au fond d’une mer pleine de coquillages qui s’était provisoirement retirée, à ce que l’on dit..

Le sel du Festin de pierre relève-t-il cette Soupe au caillou, ce qui nous ramènerait au motif de la rédemption, à ce qu'il en coûterait de croire que « deux et deux sont quatre... » comme répond Dom Juan à Sganarelle, quatre jusqu’à « mille e tre », chante Don Giovanni..

Une soupe au caillou laquelle serait en quelque sorte un conte de Rorschach..


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