Vie commune de Stéphane Bouquet par Jean-Claude Pinson

Les Parutions

21 oct.
2016

Vie commune de Stéphane Bouquet par Jean-Claude Pinson

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Elargissement de la poésie

 

 

 

 

Le corset mallarméen n’est certes pas sans vertu. Il invite à densifier le poème, à le resserrer à la taille, à prévenir tout relâchement. Mais il est d’autres façons de renouer les liens du poème et de le faire danser. On peut par exemple le faire aller, pieds libres, sans pointes ni escarpins, de par la prose du monde. Elargir de la sorte le poème, le libérer et l’agrandir, c’est ce que fait de livre en livre, depuis maintenant quinze ans, Stéphane Bouquet.

La première singularité de Vie commune est de rassembler en un même volume trois poèmes plutôt longs (« Fraternellement »), une pièce de théâtre (« Monstres ») et trois nouvelles (« Les trois sœurs »), l’auteur se proposant de « mêler les genres et l’emmêlement des gens » et revendiquant la « porosité » des premiers. En cela, Stéphane Bouquet se situe bien du côté de cet « élargissement » de la poésie évoqué déjà par Gracq en 1978 et très récemment réaffirmé (bien qu’en un sens différent) par Jean-Christophe Bailly dans un remarquable essai1. Cependant, cet élargissement peut se comprendre en deux sens. Soit la poésie sort de ses gonds et s’en vient irriguer la prose du monde, comme l’ont voulu en leur temps les Surréalistes ou comme le veulent aujourd’hui bien des membres de ce que j’appelle le « poétariat », ceux par exemple rassemblés dans le collectif « Catastrophe2 ». Soit, action plus restreinte, le poème allonge le pas, se fait prosimètre, se déploie dans une prose où la poésie cesse d’être « poésie-élixir », poésie quintessenciée, pour devenir « poésie-levain », plus diffuse et « irradiant de part en part un excipient littéraire sans elle inerte » (la distinction est de Gracq).

L’intérêt de la démarche de Stéphane Bouquet, sa force propre, spécialement dans ce dernier ouvrage, est de conjoindre ces deux modalités de l’élargissement. De quoi parle en effet Vie commune, sinon de toutes ces existences qui aujourd’hui expérimentent des formes de vie où il s’agit, en marge du « système », d’« habiter comme des frères ensemble ». Emblématique de ce point de vue est la pièce de théâtre qui figure au cœur du livre, puisqu’il y est question d’un squat où onze personnages viennent s’établir, inventant des règles de vie nouvelles avec l’idée de contribuer à « une bonification du monde », d’en « augmenter la liberté » en même temps peut-être que la beauté, puisque la maison où ils s’installent, « sorte d’espace extraterritorial », est comme une promesse d’Eden à nouveau possible (« C’est enfin le jardin »).

Un jardin, ou encore une cerisaie. Car forcément, dans le monde tel qu’il va, menacée est la maison avec jardin, comme l’indique la toute dernière réplique de la pièce : « AURELIE : Nous avons reçu une lettre d’EDF. Ils vont couper l’électricité. Il n’y a pas de raisons, disent-ils, il n’y a aucune raison logique qu’on vous autorise à vivre gratuitement. » Explicite (l’auteur russe est cité par un des personnages et les trois récits qui constituent la dernière partie du livre ont pour titre « Les trois sœurs »), la référence à Tchekhov doit cependant être ressaisie à son vrai niveau, qui n’est ni celui d’une tonalité élégiaque dominante ni, encore moins, celui d’une aboulie et d’une impuissance si caractéristiques des personnages du dramaturge russe. Avant tout, elle témoigne d’une démarche d’écriture.

Le théâtre de Tchekhov, on le sait, se caractérise par son absence apparente d’intrigue. Nous y sommes comme immergés dans une conversation erratique, où les répliques, souvent, semblent comme autant de monologues au bord du vide. Et pourtant, à même la vie ordinaire qui ainsi se déroule et se commente (« se bavarde », aurait-on envie de dire), ce qui affleure, c’est l’intensité tragique de l’existence. Rien n’y semble vraiment arriver (on n’en finit pas d’attendre), mais le bruit du temps s’y donne à entendre avec une rare acuité, un très cru réalisme aussi. Dans « Monstres », la pièce qui est comme le poumon du livre et commande sa respiration, nul corsetage par une intrigue ; pas davantage de dialogues au cordeau. La forme dramaturgique y est d’une grande liberté, mêlant les lettres et les dialogues, alternant les lieux et les situations (de jeu, d’énonciation), jouant de leur très grande diversité comme de celle des personnages (les 11 squatteurs, mais aussi un couple d’intellos, ou encore deux femmes dans la soixantaine).

 

Ce qui frappe d’emblée le lecteur, c’est la capacité du livre à faire naître l’intensité du sein même de cette forme élargie sinon même parfois relâchée. Car l’auteur n’hésite pas à puiser dans les formes les plus contemporaines et les plus ordinaires du discours. Par exemple quand il reprend un dialogue entre deux internautes censé se dérouler sur « un site de cul ». Dialogue abrupt, direct, fait d’énoncés sans fioritures, réduisant au minimum la voilure rhétorique habituelle et ponctuant l’échange de ces « émoticones » en usage dans l’écriture numérique.

Parvenir à joindre la narration au long cours et l’intensité épiphanique, tel était le problème du roman selon Barthes. C’est manifestement ce problème (parmi quelques autres) que cherche à résoudre Vie commune. Le livre y parvient sans jamais verser dans quelque enflure auratique que ce soit, se tenant toujours au seul « parti païen de la présence au monde réel, de la lumière réelle, des choses réelles ». Ce « réalisme » à double détente mais sans dualisme (nul ailleurs mais seulement un « ici » qui est le « monde lui-même même »), il se donne à la fois à travers le récit dialogué, sa ligne aventureuse, imprévisible (« Vous avez une amie ? – « J’habite à onze dans une maison que nous squattons ») et le surgissement de notations semblables à celles du haïku (« Et un saule pleureur, à cause de la tente de fraîcheur que ça fait les après-midi suffocants de l’été »). Haïkus d’ailleurs explicitement présents dans la pièce, quand un personnage de femme, Coco, se récite en japonais, dans la cellule où elle est prisonnière, des poèmes de Takuboku, le « Rimbaud japonais ».

 

Dans l’essai que j’évoquais, Jean-Christophe Bailly, citant Stéphane Bouquet, remarquait que le poème, après qu’il a cessé d’être le lieu d’un « nouage » entre la cité et lui-même (après qu’il a cessé donc d’être épique), n’a pu cependant tout à fait oublier la question politique : « le rôle effectivement joué dans le passé par le poème, écrit Bailly, dépose en avant de toute démarche poétique un télos qu’elle peut certes tenter de fuir, mais qui est inoubliable ». Et il ajoute, quelques pages plus loin, que si le poème parvient à cet inoubli, c’est désormais comme « situation d’être au monde avec le langage sans rien d’autre que lui, sans ces embrayeurs que sont la narration ou l’argumentation, le dialogue ou l’adresse – c’est-à-dire dans l’absolu du langage, dans l’absolu de la possibilité du sens ».

Or c’est bien de poésie politique qu’il s’agit avec Vie commune (« Nous avons ré-exalté des révolutionnaires plus déçus que tu ne le seras jamais »). Mais Stéphane Bouquet n’y emprunte ni la voie défunte du poème « engagé », ni celle du poème « dégagé », resserré sur lui-même et cependant politique (qui serait celle, disons, de Celan), mais celle, plus ample et davantage multi-genre, de Pasolini. Incluant ces étais que sont la narration et le dialogue, ouverte à tous les langages du monde, la langue de Stéphane Bouquet n’oublie pas cependant ce que Bailly nomme « l’exposition absolue du langage à lui-même ». Faisant entendre le bruit du temps, ses élans et ses douleurs, ses moments d’enfance et ses noirceurs, la langue rafraîchissante de Vie commune, aussi proche soit-elle souvent de « l’universel reportage » réprouvé par Mallarmé, est une langue « résonante ». Elle n’oublie pas la dimension du chant qui continue de hanter le poème – ce que Lenz, nous dit Jean-Christophe Bailly, appelle « das Tönende ».

C’est particulièrement sensible dans le dernier récit, élégiaque, qui clôt le livre (« Sa femme en peinture »). Serpentine, très libre en son allure comme en son ton et son rythme, la phrase y déroule ce qui a tout l’air d’une complainte – une complainte non plaintive, scandée par l’ostinato d’un refrain égrenant le cours inamissible des saisons : «  C’était le printemps des pervenches et des nuits claires comme de l’eau … » ; « C’était l’été où nous avions laissé nos visages au vestiaire… » ; « C’était l’automne des cigarettes aux goûts extravagants… » ; « C’était l’hiver où quelqu’un chantait du matin au soir pour empêcher la peur de rentrer… ». – « C’était… » et « c’est bien ça », a soudain envie de dire le lecteur, saisi par une musique dans la langue, par son effet de poignante vérité, semblable à ce que Barthes (autre référence majeure et souterraine du livre) appelait le « tilt » d’une photographie. Et l’on ne peut pas alors ne pas remarquer que celle, due à Stéphane Blanc, qui orne la couverture du livre est justement la parfaite illustration de cette vérité à la fois légère et grave, joyeuse et mélancolique, qui fait toute la saveur de cette Vie commune.

 

 

 

 

 

1

 L’élargissement du poème, Christian Bourgois, 2015. Evoquant pour ma part, dans un essai récent (Poéthique, Champ Vallon, 2013), l’activité autre que strictement poétique de Stéphane Bouquet,  je concluais ainsi le chapitre consacré à l’auteur : « Poésie élargie : poésie hors d’elle-même, externalisée ; en même temps que libérée des vieux schémas. Poésie avec et dans la multitude ».

2

 « Que faire aujourd’hui ? » demandent-ils. Réponse : « renaître, comme il nous plaira », à rebours de la pauvreté et de la précarité qui est le lot de la jeunesse « poétarienne » et en pratiquant Internet aussi bien que le local pour explorer, « dans les marges joyeuses », « les micro-économies souples ». Ils ajoutent : « Partout, nous nous réapproprions nos heures. Par la conversation, nous prenons le temps d’inventer des mots nouveaux pour désigner des choses nouvelles. Nous sommes indépendants, multitâches et bricoleurs. Conscients de notre chance comme de l’effort à fournir, nous refusons le cynisme et la plainte. S’il faut manger des pâtes, nous les mangeons sans rechigner. S’il faut sacrifier les vacances, nous l’acceptons. Nous échangeons nos vêtements, nos logements, nos idées. Sans faire de bruit, une révolution discrète, locale et qui ne cherche à convaincre personne a déjà eu lieu. Nous acceptons désormais d’être sans statut, retirés dans les marges joyeuses, par nécessité comme par choix. L’avenir est pour nous dans les friches. C’est dans les terrains encore vagues qu’adviendra une nouvelle renaissance. Nous ne réclamons ni n’attendons plus rien de la société telle qu’elle va : nous faisons. Par-dessus tout, et fragilement. » (dans Libération du 23 septembre 2016).

 

 


 

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