Votre manuscrit n'entre pas dans le cadre de nos collections de Sylvie Camet par Anne Malaprade

Les Parutions

18 juin
2019

Votre manuscrit n'entre pas dans le cadre de nos collections de Sylvie Camet par Anne Malaprade

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On ne fait pas de littérature avec de bons sentiments ; on n’écrit pas de bons livres avec un cancer, un divorce ou un deuil. Sylvie Camet a écrit un livre juste — parce qu’il rend justice, et parce qu’il vise et dit justement — avec, ou plutôt après, dix, vingt, trente ans de refus éditorial. Elle compose un récit qui n’est ni un simple témoignage, ni un compte rendu froid, ni un règlement de compte acéré. À partir d’un tel sujet, on pouvait s’attendre à un ton véhément et acrimonieux, pleurnichard ou vindicatif. Mais point de ressentiment ici : place à l’humour, voire à une ironie qui permettent une analyse à la fois impliquée et distancée du monde éditorial et universitaire. Et ce, dans une langue inventive et intempestive, qui ne ménage personne : ni les lecteurs plus ou moins compatissants, ni les écrivains plus ou moins vaniteux, ni les éditeurs plus ou moins frileux, ni les professeurs plus ou moins frustrés, ni les journalistes plus ou moins scrupuleux, ni les libraires plus ou moins commerçants, ni les enfants rêveurs et candides que nous avons voulu rester… Une langue qui ne ménage pas plus la syntaxe, qui en prend pour son grade.

Sept chapitres, depuis le « Salon des refusés », jusqu’au « Salon des officiels », proposent des angles d’attaque sur ce que ne pas être publié veut dire, lorsqu’on est, entre autres, une femme, une mère, un professeur de littérature à l’université, un nom propre un peu trop féminin, un peu trop banal, qui convient mieux au statut de fonctionnaire qu’à celui d’écrivain maudit, génial ou avant-gardiste. Ne pas être publié quand on fait profession de transmettre l’histoire littéraire, quand on aime les livres qu’on interprète et commente. Quand on enseigne l’analyse critique, et donne naissance à des êtres de chair qui souffriront peut-être de ces êtres de papier qui jamais ne paraissent viables. Ne pas être publié quand on est, d’une certaine manière, du côté de la distinction et de l’élite professorale, quand on sait plus que quiconque que la littérature est aussi liée à l’institution, au classement, à l’ordonnancement du genre, des genres, et ce dans des cadres institués — le roman, le théâtre, la poésie, l’essai, mais aussi les « collections » mises en place par les maisons d’édition pour organiser la pluralité désordonnée.  Sylvie Camet a écrit pendant trente ans des fictions, des récits, des romans qui, envoyés à des dizaines d’éditeurs, ont systématiquement essuyé des refus polis et circonstanciés : « Votre manuscrit n’entre pas dans le cadre de nos collections ». Adoptant ici un « vous » qui n’est pas sans rappeler celui employé par exemple dans le défunt nouveau roman, elle lui donne une nouvelle vigueur. Ce « vous » qui n’est pas retenu ni entendu, ce vous qui n’est pas genré, ce vous anonyme, il interpelle et réveille les lecteurs que nous sommes, les éditeurs que nous ne sommes pas mais que nous pourrions rêver d’être, les écrivains que nous ne serons jamais et auxquels nous persistons à donner tout notre amour et toute notre admiration. Ce vous, il doit s’affronter au rien, à ce « nichts », ce « nada », auxquels Sylvie Camet fait plusieurs fois allusion dans son récit. « Où la littérature est-elle donc ? Où donc est la littérature ? Toute fichée dans les codes. Elle se cache derrière les figures, s’aligne en développements programmés, se fige sous les règlements, l’organisation et les buts, il faut la chercher sous son voile depuis le temps qu’elle n’ose plus le nu intégral. Où s’est-elle repliée réfugiée pour échapper à l’acte discrétionnaire par lequel elle est énoncée ? Que c’est bête, vous avez voulu faire des livres, des livres qui auraient porté votre révolte, et depuis dix, vingt trente ans vous ne faites rien nada nichts parce que le monde de la littérature ressemble furieusement au monde dans sa globalité ni plus juste ni plus téméraire ni plus glorieux ni plus beau là comme ailleurs dehors comme là où vous évoluez chaque jour il faut vous taire. » Faire de l’or avec de la boue, certes. S’il est possible de construire un texte avec du rien, du refus et de l’échec, il est terriblement plus difficile de faire un livre avec du texte. « Essayer. Rater. Rater encore. Rater mieux », écrivait Beckett. Grâce aux éditions de l’Amandier, le ratage est allé cette fois jusqu’à son terme — provisoire ? Par une ironie telle que seul le sort sait l’inventer, ces éditions ont fermé juste après avoir permis la parution de ce livre en 2015. Publié, il l’a été. Lu, il l’a trop peu été. Mais il le sera sans aucun doute lors d’un futur ratage à venir, par le phénomène d’une lecture que l’on pourrait qualifier de rétrospective. Il faut y croire, il faut y travailler. 

 

 

 

 

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