Jean Daive et Marcel Czermak, De plus loin que la mélancolie par Anne Malaprade

Les Parutions

06 avril
2023

Jean Daive et Marcel Czermak, De plus loin que la mélancolie par Anne Malaprade

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Jean Daive et Marcel Czermak, De plus loin que la mélancolie

 

 

Voici un livre qui parle De plus loin que la mélancolie : depuis une contrée, la folie, cette « bile noire » dont nous ne savons pas grand-chose, mais qui nous apprend beaucoup sur nous-mêmes et sur les autres.

Ce recueil polyphonique réunit plusieurs voix — écrites ou parlées, parlées puis écrites. D’abord celle du poète, romancier, encyclopédiste, reporter, photographe et homme de radio Jean Daive. Ce dernier signe notamment la préface de cet ouvrage. Il y rappelle que tout livre recule « les zones d’ombre, le savoir » en répondant à la question duelle « Qui suis-je & Que sais-je ? ». Maurice Czermak, psychiatre décédé en 2021, prend en charge la postface intitulée « Malentendus ». « On ne sait pas ce qu’on dit » : il est parfois éclairant de prendre, d’entendre et de comprendre les choses « à l’envers » — les écrire « à l’envers » et dans tous les sens, n’est-ce pas aussi le travail de l’écrivain ?

Ces voix s’écoutant, se répondant, se tissant l’une l’autre et se poursuivant dans une série d’entretiens ont été diffusées sur France Culture au cours des années quatre-vingt dix. Elle sont aujourd’hui retranscrites par Sarina-Sylvia Salama-Czermak. D’autres paroles, celles d’Ulysse, de Martine, de Jérard, de Stéphanie L, de Marilyn, sont également rapportées, et font désormais l’objet d’une nouvelle écoute doublée d’une lecture plus ou moins hallucinée. Ces anonymes illustres (ainsi d’Ulysse et Marilyn) ont répondu en autant de « décharges orales » aux questions de Maurice Czermak, et parfois aux relances de Jean Daive, lors de présentations de ces malades à l’hôpital Sainte-Anne.

Jeune clochard qui vit dans la rue et qui narre ses déambulations, artiste s’efforçant de disparaître au monde sans laisser la moindre trace aux autres et à lui-même, Ulysse est un sujet sans existence qui se dit « ramassé », « déporté », tour à tour « emprisonné » et « expulsé ». Autrefois peintre, il évoque en ces termes son errance : « Comment devient-on clochard ? (rires) Eh bien, dans mon cas, où on a peint pendant quinze ans à peu près pour gagner son pain… Et puis la peinture mange la substance d’une personne… Alors on a besoin de repos et tout un concours de circonstances qui ont fait que je me suis retrouvé dans la rue, le fait de ne pas avoir de papiers en règle pour être au… en l’o… Et des gens que l’on rencontre. » Martine présente le symptôme de Cotard appelé aussi délire de négations. Dans la perception qu’elle a d’elle-même, tous ses organes s’effacent et s’amenuisent — comme le monde, lui, s’évanouit. Et pourtant, lors de cet entretien, elle se montre pour la première fois capable de pleurer, d’exprimer ses émotions et d’être touchée par celles des autres. Victime d’une fracture physique (un accident de ski), orpheline de père, elle est également traversée jusqu’à en être coupée par une cassure temporelle qui lui interdit tout sentiment d’unité. Jérard ne cesse de répéter « Je suis effacé… ». Ses pleurs le liquéfient. S’il est encore vivant parmi les vivants, c’est grâce à une parole incantatoire qui lui tient lieu de structure : « J’étais découragé, écœuré, effacé, dégoûté… dégoûté et découragé. J’ai pleuré… j’ai pleuré… j’en pouvais plus… j’en pouvais plus… je versais mes larmes, j’ai tellement souffert… j’en ai tellement bavé avec eux… ». Stéphanie L incarne le destin du transsexuel, itinéraire qui interroge notre rapport au sexe et à la loi. Marcel Czermak a la conviction que ce dernier est un psychotique, le psychiatre retrouvant le sens de la formule de Lacan selon lequel la psychose, « ça pousse à la femme ». L’être féminin tel que le fantasme le transsexuel — qui n’est pas un travesti — est une silhouette « énigmatique » et « dotée de l’unité », qui le fait vivre dans « la jouissance d’une image », et sous l’exclusive dépendance du regard d’autrui. Marilyn, enfin, est l’objet d’un écho verbal ininterrompu, d’un « commentaire permanent de ses actes ». Son discours intérieur est continuellement doublé, redoublé, dédoublé par une parole parallèle lui interdisant de dire « Je ». Dite, prise, enlacée dans un « on dit » et un « on me dit » qui lui interdit toute intimité, Marilyn est parlée par un savoir. Prisonnière d’un écho insupportable, cette jeune femme est « marionnettisée », actionnée par une structure qu’elle ne parvient jamais à faire sienne.

            Le livre comporte, outre ces voix — n’oublions pas celle d’Yves Saint Laurent, à qui Jean Daive emprunte cette formule initiale, « La magnifique et lamentable famille des nerveux est le sel de la terre… », celle de Clérambault, « homme du regard et de l’écoute » —, des photos présentant ces « petits tableaux glacés » que rédigeait Clérambault, mais aussi divers bâtiments et espaces de l’hôpital Sainte-Anne, ainsi que des masques appartenant à la collection particulière de Marcel Czermak. Riche de tous ces documents, l’ensemble se révèle ainsi un passionnant « Journal tenu à deux » qui explore certaines des béances qui nous constituent. « N’est pas fou qui veut », disait Lacan. Et pourtant, beaucoup d’entre nous parlent, écrivent, pensent, désirent et aiment eux aussi depuis une bouche fermée, murmurant un sens incertain, qui flotte entre réalité et utopie, réel et imaginaire. Patients, médecins, anonymes, névrosés, psychotiques, lecteurs, auditeurs : nous sommes toutes et tous à la recherche d’une parole qui (nous) tienne lieu de corps.

 

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