Sereine Berlottier, Avec Kafka, cœur intranquille par Anne Malaprade

Les Parutions

17 févr.
2023

Sereine Berlottier, Avec Kafka, cœur intranquille par Anne Malaprade

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Sereine Berlottier, Avec Kafka, cœur intranquille

 

 

Les éditions Nous ont édité quatre ouvrages de ou autour de Kafka : A Milena, Derniers cahiers, et Journaux, ainsi que le Sur Kafka de Walter Benjamin. C’est au tour de Sereine Berlottier de publier son Kafka, dans une langue et une forme qui inventent un espace mental accueillant des présences bouleversantes. Cette fois, il est question d’un compagnonnage, ou d’un accompagnement, comme l’indique la préposition avec qui ouvre ce beau titre — Avec Kafka, cœur intranquille —, lequel multiplie les allitérations en [k]. Cette occlusive sourde fait entendre les battements d’un cœur irrégulier, celui de Kafka peut-être, celui de la mère de la narratrice sans doute, celui de Sereine Berlottier très certainement. Mon propre cœur a répondu à ces êtres de chair et de papier.

L’ouvrage se présente sous la forme d’une série de courtes proses numérotées de 1 à 196. Elles réalisent un projet que Kafka avait énoncé dans ses Derniers cahiers — « L’écriture se refuse à moi. D’où le projet d’investigations autobiographiques. Pas une biographie, mais investigation et mise au jour des plus petits éléments possibles » —, projet que la narratrice recopie et commente ainsi : « Ce n’était pas tout à fait un programme pourtant, ou alors ébréché, secret, provisoire. Une attente. » Dans ce livre, il s’agit d’attendre la mort, de l’accepter, de l’intégrer à la vie. Mort actée d’un écrivain, mort à venir d’une aimée. Le souffle, progressivement, se refuse en effet à un personnage féminin dont le nom et le statut ne sont jamais donnés. On devine pourtant qu’il s’agit de la mère de la narratrice qui vit ses derniers moments à l’hôpital. Silhouette déjà fantomatique, elle apparaît lors de moments fugaces, son corps de plus en plus affaibli s’inscrivant malgré tout dans le réel : « J’écoute sa voix sur le répondeur, c’est une voix impossible, ferme et joyeuse, si différente du pépiement auquel je m’habitue peu à peu ». Par intermittences, entre deux lectures consacrées à Kafka, la narratrice revient vers sa mère, évoque une scène, un geste, une expression, comme d’ultimes traces que la vie offre aux témoins et aux survivants. « Une main posée. Un regard qui a oublié sa puissance. Une peau qui s’affine, qui s’adoucit, qui rajeunit à mesure qu’elle s’efface. C’est un abandon du passé au présent. Je lis près d’elle, elle lit près de moi, j’apporte des livres et d’autres livres encore. » La narratrice habite le temps de sa mère en lisant à ses côtés, comme elle revisite le temps de Kafka en plongeant dans ses textes, mais aussi en redécouvrant les témoignages de Max Brod (l’achevé d’imprimer du livre de Sereine Berlottier, daté du 20 décembre, jour de sa mort, lui rend hommage…) et d’autres, telles que Dora Diamant, Anna Pouzarova ou encore la mère de Kafka.

Ainsi les livres de Kafka contiennent des promesses, des contes, des énigmes, qui sont autant de « cailloux de papier » que la narratrice emporte avec elle lorsqu’elle rend visite à sa mère à l’hôpital. Fenêtres, oiseaux, chevaux, terrier, devenir animal de l’humain, phrases solitaires et inachevées, énoncés énigmatiques, rêves, récits, légendes : les écrits de l’écrivain tchèque développent et déploient une question posée, entre parenthèses, au fragment 156, « (Mais pour le moment nous vivons ?) ». Question assourdie et latente, qui sous-tend effectivement l’ensemble des proses réunies. En lisant Kafka, en le recopiant, en restituant certains épisodes de sa vie, la narratrice est au plus proche de sa mère. La maladie de l’écrivain, son humour, ses échecs, ses goûts, ses manies, son entêtement, sa solitude entourée ne parviennent cependant pas à expliciter cet énoncé sidérant trouvé dans le recueil Considérations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde ». Secondant sa mère, la narratrice n’abandonne ni le monde, ni la littérature, ni sa propre conscience. Et son combat consiste à accompagner jusqu’au dernier moment l’être cher, cette mère qui, à la différence des pères chez Kafka, n’est jamais « improbable », et encore moins effondrée, alors même qu’elle glisse vers la mort.

La discontinuité formelle, ici à l’œuvre, « déchire et emporte » notre lecture. Elle « déchire » les liens qui nous unissent aux autres, les surprend et les suspend. Elle les réinvente aussi, car elle met au point un silence et une durée qui ne sont pas assimilables au vide. Cette discontinuité, également, « emporte » : elle fait disparaître des souvenirs, des images et des mots. Mais elle déporte aussi, nous faisant traverser des blancs qui recouvrent ou découvrent un imaginaire certain. De même elle rapporte des faits, des énoncés, des citations, des motifs et des gestes. Si Kafka et si la mère sont désormais « hors vue, hors de toute vue », ils reposent dans un champ invisible qui n’interdit pas les signes et les appels. Les questions les plus simplement posées (« Qu’est-ce que savoir ? Qu’est-ce que soigner sans dire ? ») sont d’ailleurs les plus essentielles. Si elles ne supportent aucune réponse, elles autorisent pourtant une sorte de récit parallèle et sous-terrain, une fiction sous le récit qui ne se préoccupe ni de la résolution du sens, ni des effets des mots sur le réel, mais qui collecte des regards et des faits, des incidents et des choix. Articulés les uns aux autres, ils nous donnent à voir, à penser et à respirer.

Dans les dernières pages du livre, la narratrice évoque deux regards persistants. D’abord celui de sa mère, alors qu’elle est sur le point de mourir : « Son souffle s’est suspendu un moment où j’allais m’assoupir. Il a repris, s’est suspendu à nouveau. De cet œil entrouvert, qui n’avait pas cillé depuis des heures, j’ai cru voir partir une très fine flèche, à peine un filin de lumière, dans ma direction ». Un peu plus loin dans le texte, rangeant les affaires de sa mère décédée, la narratrice tombe sur un « gros volume dépareillé de Max Brod, Franz Kafka, souvenirs et documents, édité en 1945 chez Gallimard, achevé d’imprimer le 4 juillet 1962 ». Elle ne sait pas si sa mère l’a lu. Sur la couverture, « une partie du visage de Kafka, en pulvérisation de pigments noirs, et un seul œil, profond, à la pupille intacte et grave, qui me regardait ». Nous sommes tous des Caïn découvrant un œil « tout grand ouvert dans les ténèbres » qui nous observe « dans l’ombre fixement ». Notre conscience se nourrit des artistes et des parents qui nous regardent vivre, aimer, choisir, nous engager, alors même que leurs corps ont disparu dans « la lumière d’une évidence tardive ».

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