Yoko Tawada, L'ange transtibétain par René Noël

Les Parutions

20 févr.
2023

Yoko Tawada, L'ange transtibétain par René Noël

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Yoko Tawada, L'ange transtibétain

Airs du non

 

Autrefois, quand il y avait encore des gibets, / il y avait, pas vrai, un en-haut., écrit Paul Celan au début d'un poème de la Rose de personne en hommage à François Villon dont il savait les vers et les faits d'armes par cœur, aussi bien que Gilles Deleuze désignant de chez lui à ses visiteurs le bas de la rue où vous pouvez voir Paul Verlaine zigzaguer vers son zinc, l'alambic garant de ces vitesses hétérogènes, de ces rythmes de Villon et Verlaine qui ont attiré Ossip Mandelstam vers Lutèce pour un séjour bref, les lecteurs francophones peu conscients bien souvent que la poésie de Celan baigne dans et est faite de français, entre autres langues, à l'exemple de Patrik, le jeune assistant de L'ange transtibétain de Yoko Tawada imprégné du livre de Celan Soleil de fils, soit les fils de tissus, bains de couleurs des tanneurs, ou les fils, les rejetons d'Hélios. Ce livre, l'un des plus explicites de Celan quant à ses façons d'écrire, de se situer dans l'histoire de la poésie depuis son adolescence où il écrit en roumain, fait l'objet de toutes les attentions de la romancière au cours de l'épidémie, frein d'urgence posé sur la société allemande en quarantaine en 2020, mise à l'arrêt, aubaine pour l'écrivaine qui fait d'un projet de conférence inspiré par la poésie de Celan, un roman.

Yoko Tawada décrit un personnage de film muet, bousculé par la défense de sortir, de mourir a écrit Gil Wolman. Ses personnes privées et publiques se télescopant, fondues et enchaînées, si bien que ses imprégnations du poète de la Contrescarpe prennent des tournures quasi burlesques, à contremploi, proche de l'esprit d'Elfriede Jelinek et de celui involontaire, souvent, d'Elias Canetti. Le point d'ironie de l'écrivaine présent dans chacun de ses livres, n'est-il pas atteint, à la fois vrai, dans le sens tawadien aussi bien que celanien, lorsqu'elle traduit, iie (p. 120) écrit par Paul Celan dans le poème, Plus d'art des sables, plus de maîtres, qui conclut ce poème, par non, iie signifiant non en japonais, tandis que chez Celan, il conclut un poème où le poète écrit noir sur blanc que la forme du poème ne préexiste pas à son écriture, qu'aucun savoir faire, qu'il soit d'avant-garde, celle de son ami Gerashim Luca entre autres, qu'aucune idéologie ne pilote la main du poète et qu'écrire consiste à opposer un non franc et lucide à toutes les idéologies - ce sont de vraies mains s'exclame Patrik, découvrant sur le tard le caractère concret des mots, des méridiens, décrits par la médecine chinoise et définis par le poète.

Aussi Yoko Tawada décrit-elle plus une naïveté, une immaturité, de la société allemande, qu'une psychose, son antihéros proche de personnages de Péter Nádas ouvrant les Histoires parallèles en 1989 enivrés par la liberté soudaine d'aller et venir, à travers les songes et des rêves de Patrik, d'humains égarés d'Antonioni ou de Moravia plus encore que de Thomas Bernhard, d'Ingeborg Bachmann lorsqu'elle cite les vers de Celan dans Malina en rivale de ses vers, posant des lignes, des méridiens, des témoins où les langues et les mondes trébuchent. Car il en va toujours du locuteur, de la question de savoir qui parle, qui décide, agit, des objets, des sentiments ou des hommes, d'autant plus quand les cultures, les civilisations et des langues s'affirment entières sans abdiquer leurs dialogues.

Etymologies, critiques, examens des expressions, des symboles, ainsi qu'en usent depuis Musil les écrivains germanophones, participent de l'écrit. Le premier mot du titre du livre l'ange ne voisine-t-il pas avec les langes du monde contemporain qui nous enveloppent, et le titre du premier chapitre Croissance chantable, ne cite-t-il pas Grille de parole, livre que Yoko Tawada prend dans plusieurs textes pour départ de nouvelles façons de nommer les actions des hommes ? L'écrivaine ne dispose tant des indices et des signes dispersés, soit les relevés des écarts entre la langue et le langage publiés il y a un demi-siècle de cela par Celan et les nécessités d'alors de devoir bouger les lignes, les significations des mots, qu'elle peint une conscience collective qui ne vient à la langue et aux éphémérides du poète qu'avec réticence et une compréhension partielle et déficiente.

 

La poésie traduit, ainsi que l'écrivent Walter Benjamin, Jean Bollack, Barbara Cassin, l'humanité de l'homme, un devenir commun des civilisations. À cette aune, l'écriture de Yoko Tawada est d'une vigilance incitative. C'est à travers ses phrases qu'une juste compréhension des écrits de Celan s'élabore, le 17 et le 4, nombres fétiches du jeune témoin égaré de son livre, soit les 4 points cardinaux, les 4 éléments, les positions des astres et du monde neufs, positionnent et reconfigurent le monde, l'infini.

 

 

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