Battements de tambour de Walt Whitman par Philippe Blanchon

Les Parutions

17 nov.
2020

Battements de tambour de Walt Whitman par Philippe Blanchon

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Battements de tambour de Walt Whitman

La préface est parfaitement documentée, précieuse donc tant il est vrai que le Whitman tardif est moins connu. Se développant dans la seconde partie de sa vie, sa pensée, problématique, avait été largement évoquée par Auxeméry dans son introduction à sa traduction de Perspectives démocratiques. Problématique, Whitman le devint de plus en plus après son entrée d’un seul coup, d’un seul corps, en 1855 avec l’édition première des Feuilles d’herbes. Alors, tout à coup, ce corps se voulant autant un vaisseau poétique qu’un corps constitué de vaisseaux et d’organes poétiques, proposa sa propre image – littéralement sa propre icône… Après s’être chanté lui-même en appelant chacun à se chanter en le lisant, il voulut faire de ces tissus complexes la trame même d’une pensée, pensée d’une terre nouvelle, l’Amérique. Nouveaux corps désirés par Rimbaud que Whitman souhaita assimilés à une terra nova qui devait se détacher de l’Europe, constituer sa propre mythologie, sa propre culture, pour exister. Ce qui est important ici, me semble-t-il, c’est que cette position anticipe sur la volonté la plus authentique des avant-gardes du début du XXème siècle, qui voulurent un homme nouveau et, plus précisément en Russie, un monde totalement nouveau.
Pourquoi important ? Parce que lisant ces poèmes, j’ai été tout d’abord particulièrement frappé par leur ton révolutionnaire. On pourrait croire ces poèmes autant écrits comme un appel à une révolution politique qu’à la guerre civile que nous savons – de Sécession. Les appels frontaux à la prise d’armes, les descriptions des départs au combat, etc., notamment, sont écrits avec un lyrisme parfois hyperbolique propre aux chants révolutionnaires du siècle qui va suivre. Cela étant, Whitman ne cesse d’être lui-même, d’être lui-même dans ses poèmes, lui-même ses poèmes d’où la multiplicité des approches : choses vues, terrifiantes auprès des blessés, le traitement des cadavres, son propre chant de lui-même jamais lâché et des épigrammes parfois s’introduisant dans le corps du texte. Et comme Whitman en appelle à la subjectivité de chacun – pouvant révéler une réalité objective – j’ai pensé, dès l’ouverture, à Maïakovski.
On comprendra mieux, peut-être, pourquoi j’ai ainsi introduit cette lecture… Car Maïakovski apparut sur la scène poétique avec un drame en vers pourtant son propre nom, et son premier recueil eut pour titre Je. S’il y eut influence directement whitmanienne, très lu dans la Russie prérévolutionnaire, Maïakovski ne céda à aucun mimétisme, et le rapprochement qui peut se faire est plus ontologique. Il devint lui-même corps de ses poèmes – et icône consentante –, et sa prise directe avec la Révolution provoqua une appropriation totale de cette dernière, la chanta se chantant, avec certaines conséquences stylistiques – dans un autre temps, dans une autre langue – que l’on trouve déjà chez ce Whitman voulant s’emparer de l’histoire Américaine pour inventer une Amérique unie ; comme Maïakovski s’empara de l’épopée révolutionnaire afin d’inventer une Russie absolument inédite.
Inutile de dire que tout deux ont échoué. Que ce soit bien différemment, cela dit quelque chose de déterminant des tentatives épiques de notre modernité. Comme il me plait de souligner que ce caractère épique fut essentiellement le fait d’un Américain et d’un Russe, serait-ce à quelques décennies d’intervalle, il me plait aussi de le souligner comme il s’est imposé une polarisation essentielle entre ces deux Nations, et que leurs échecs conditionnent fondamentalement la situation présente, sa crise persistante, ses désillusions et ses désarrois, disons-le. Je ne quitte pas la poésie en disant cela, comme la poésie ne saurait quitter le monde. Et la crise poétique n’est-elle pas contemporaine de celle, inédite, que je rappelle ? Alors, l’epos impossible, l’intime dérisoire – hors l’histoire –, ne lui reste-t-il plus seulement que l’élégiaque ainsi que le proposa et le pensa Pasolini ? Les débats sont ouverts…
Revenons à ces poèmes de Whitman, à ce beau recueil, parce que singulier et qui échappe parfois à son auteur, échappe à sa tentation didactique par son hétérogénéité. Hétérogénéité si précieuse car garantissant que rien n’est concédé à une quelconque idéologie. Ce que l’on retrouve chez Maïakoski – mais plus encore chez Khlebnikov – et ce qui « sauve » les Cantos de Pound – échec caractéristique de la tentation épique de Whitman quand elle se pense avoir trouvé le terreau idéologique idoine (et le pire dans le cas de Pound) – et le Paterson de Williams qui assume cet hétérogènéité, ainsi que les Poèmes de Maximus d’Olson ou « A » de Zukofsky.
Un mot sur la traduction. Je fus d’abord frappé par certains choix, notamment concernant les épithètes et les adverbes, parfois plus grandiloquents que dans l’original. Mais Éric Athenot a une longue pratique de Whitman et il m’est alors apparu qu’il avait voulu rendre palpable, sensible, le retour à une certaine convention poétique opéré par son auteur, à Longfellow et à Tennyson pour faire court, après la liberté « libre » du premier Whitman. J’entends.

 

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