De fumée et d'ocre d'Ingrid Jonker par Philippe Blanchon

Les Parutions

20 juil.
2020

De fumée et d'ocre d'Ingrid Jonker par Philippe Blanchon

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De fumée et d'ocre d'Ingrid Jonker

On en a désiré des continents et autant de langages. Autant de géographies – dont chaque continent offrait variété – désirées afin de tenir un axe qui simultanément échapperait. Histoire enfin, politique de fait… Poésie nôtre disons-le sans fausse pudeur – mais dénudée résolument, une vierge aux mille viols. D’autant que nous dépaysant – violence cherchée, nécessaire après celle subie – d’une singularité dédoublée par une géographie étrangère. Mise au carré de notre étrangeté. Mise au carré des solitudes et des sols, des solfèges par chaque gorge, une. Même lieu ? Confirmé comme confirmée une multitude seulement concevable perceptible et entière dans l’un.
Ici, les deux ultimes recueils de la poétesse traduits pour nous. Le dernier achevé et l’ultime composé par son dernier amant, Jack, et sa sœur Anna, après la disparition d’Ingrid en sa trente-troisième année. (Espérons que cet ultime ne connut pas la dénaturation d’Ariel de Sylvia Plath par Ted Hugues – ce que l’on sait depuis que leur fille a publié le fac-similé du manuscrit… Mais laissons cela…)
D’Afrique donc et de quel enfer – du Sud – les poèmes écrits en afrikaans non dans la langue de l’Empire, des abrutis asphyxiants et empoisonneurs. Et de ce diptyque se déploie un triptyque : surgissement, confirmation et renoncement formant un langage qui donnerait à l’impossible ses mots. Et depuis quelle enfance ! malgré les groseilles qui n’échappent à l’égout, à la fange, à la souillure même des larmes et des infections – les joies éloignées. Elle l’écrit, avant de bercer son propre enfant conjuguant tendresse et ironie. La fausse simplicité que voilà !
La descendance préfigure la propre descente de l’auteure, noyage en sa jeunesse – 32 ans. Elle – « Membrane rouge complainte sanglante encore chantant ». « Cœur-cigale ». Nous sommes dans un monde matériellement perçu où les spectres sont peuplades, malgré éléphants, léopards, oiseaux, malgré le ciel et les forêts. Spectres et ombres, y compris des étourneaux. La ville n’est pas absente mais « fantôme » pour celle qui plante son amant, son lecteur avant de s’envoler.
Simplicité trompeuse, comme l’est l’intimité. Comme « partout la haine s’attrape », cet intime est une « coquille », un abri illusoire malgré l’affection des voyelles conjurant la mort. Rien n’échappe au hurlement face à ce faux-semblant de l’intime. Ainsi des couleurs, car le jaune ne peut se dire. Lors le soleil obstrue (aucune cache) et si les couleurs se redoublent (« rouge-rouge », « bleu-bleu »), le jaune se compare. Le langage trouve là son impossible et pourtant un « amour indemne ». Mais de quoi ? De ne pouvoir dire ?
La poésie, ainsi que communément admise, est cependant réservée à l’enfant. La mère lui dit : « il porte dans ses cheveux un fragment de lune / un rossignol au cœur / un bouquet de jasmin pour sa boutonnière / et un dos courbé par les années. » Cette courbure est cependant l’intrusion du temps, de l’éphémère d’enfance et de jeunesse ; mais le poème insiste en sa propre enfance, sans âge, sans plus de géographie : sommeil, oubli – silence.
« Vue depuis ma blessure au côté // J’ai regardé en bas de la montagne et vu que j’étais mort / et mes tempes sculptées les deux agneaux aux abattoirs d’or / et mes mains une moisson de colombes brisées les paumes vers le haut ». Brisure, courbure, dorures d’abattoirs, et le silence c’est la mort, plutôt la vie sachant enfin sa mort, la pensant  – non pas la traîtresse – quand son caprice est sien, solitaire. Sa propre mort. Hors de la violence des dominations, des asphyxies, des empoisonnements…
Citons encore : « Ma mort palpite derrière mes pupilles comme la lune / Je l’entends s’agiter derrière le grondement des vagues / Je mesure son avancée dans la traînée d’un escargot / Les jours tombent comme les moineaux sur la terre / Et chaque mot a l’apparence du Néant ». Le néant c’est l’absence, ou présence telle qu’elle se confond à l’absence, pour celle qui ne connaît que l’absence sous le plomb du jaune. Jaune-dune de lune et de soleil.
Le politique ne peut être que seul le poème, allusif : « Ce soir je sortirai les dents / déchirant la cadence sournoise de la lune / et prêtant à la douceur et à l’isolement / un long aboiement retentira / de ma niche ; blanche lune, maître blanc, / dans le noir. ». De cette couleur innommable, l’innommable même, poète devenue clébard(e) qui pourrait plus frontalement dire qu’il fut « vendu / les yeux bandés / à la bourgeoisie // comme un / vieux / cheval ». Noir, blanc. Corps suppliciés, corps tortionnaires. Toutes les couleurs vont disparaître par la cécité fatale de toute poésie, de son corps ; de son propre corps ni noir ni blanc.
Ce corps engendre, accomplit à partir d’une brisure, d’un aveuglement, d’une « éjaculation » (ici d’une graine – métonymie d’une redoutable efficacité), malgré le sein façonné et façonneur. Traîtrise toujours de la mort, de celle qui n’est sienne. Le sexe devenant renoncement dans la mélancolie, ici, des villes européennes visitées ? Rappel capital que la folie est un excédant. « Je suis de ceux / qui excède le sexe ». Cette pensée sexuée autant qu’asexuée – non-assujettie au sexe – que veulent dissoudre les électrochocs, cette lucidité aveugle, excédante.
De tous les continents, les droits sont absents comme il n’y a que des solitudes, et leurs langages sont lumineux comme la nuit des solitaires, multiples doigts débagués qui seuls peuplent, même ou surtout de qui va se faire avaler par les océans qui séparent illusoirement les continents – et pensez à ce que cela induit. Ingrid Junker le fit.

 

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