Dictionnaire de trois fois rien de Marc-Émile Thinez par Bruno Fern

Les Parutions

28 mai
2015

Dictionnaire de trois fois rien de Marc-Émile Thinez par Bruno Fern

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Après le remarquable 140² publié chez le même éditeur l’année dernière, Marc-Émile Thinez fait paraître aujourd’hui un livre aussi peu épais mais qui mérite qu’on lui accorde autant d’attention. Le projet, inédit à ma connaissance, consistait à rédiger un dictionnaire (celui présenté en premièrepartie) qui jouerait le rôle d’un roman[1], objectif atteint puisque l’on trouve ici : 1° des personnages principaux (le père, Jean, ouvrier dans l’industrie de la chaussure et membre du P.C.F. pendant les années qu’on peut supposer être celles 70-80, et son fils, dénommé Marc-Émile, grand amateur de Pif le chien avant de devenir écrivain) ; 2° des personnages secondaires (où domine la figure du médecin de famille, « catholique et réactionnaire ») ; 3° une intrigue à reconstituer tant bien que mal à travers son morcellement en articles composés ainsi qu’il se doit de définitions et d’exemples[2]. L’ouvrage comporte également un second dictionnaire beaucoup plus bref, centré autour de l’expression rien du tout, et une grille de mots croisés aussi difficile que celles de G. Perec[3].

Et pourquoi avoir choisi une telle contrainte[4] d’écriture ? Parce qu’elle reprend dans l’activité littéraire du fils la forme de l’unique livre que le père ouvrit dans sa vie, afin qu’il puisse tous les soirs venir à bout des mots croisés de LHumanité. Cet élément autobiographique est donc pris pour une matrice dont les effets sont multiples : en premier lieu, c’est le croisement des termes définis qui, progressivement, permet au lecteur de remplir l’espace correspondant au portrait du père ; par ailleurs, une pareille méthode provoque inévitablement une distanciation, une pudeur qui n’exclut cependant pas l’émotion mais, au contraire, la densifie en la contenant, tout étant écrit à la lettre près, comme dans une grille[5].

Ce jeu sur les vides et les pleins (les cases noires évoquant les fameux trous de teinte identique) rappelle immanquablement cette opacité inhérente à l’écriture elle-même[6]. Dans le cas présent, l’auteur[7] met en relief cette dimension d’une manière qui témoigne d’une subtilité rare, non seulement dans l’approche fragmentaire de ce que fut la vie de son père (sans aucune complaisance envers ce dernier, ce qui n’empêche pas de laisser transparaître un attachement filial) mais aussi dans celle de questions fondamentales car le livre propose au moins : 1° une réflexion sur l’ambiguïté[8] du langage, son inadéquation foncière à rendre pleinement compte de cette profusion incessante qui constitue notre existence (et, en prime, l’auteur commente souvent ses procédures en cours) ; 2° une autre sur la Révolution[9], au sens élargi du terme, c’est-à-dire les alternatives à un destin apparemment tracé, celui du prolétaire conscient de son exploitation mais qui finit par se fourvoyer dans le bois de la langue du P.C.F. de l’époque (à laquelle il échappe en partie et presque malgré lui grâce au quadrillage complété quotidiennement) et, au-delà, celui lié à la condition humaine de base qui a la fâcheuse tendance à sombrer régulièrement dans la détresse[10].

En somme, voici un livre qui, l’air de rien, contient plusieurs centres de gravité qu’il parvient à la fois à rendre sensibles et à alléger par un humour qui touche juste, le fils s’inscrivant finalement, même si c’est d’une tout autre façon que son père, dans une filiation à travers son rapport attentif et lucide au langagen. m. 1. Cimetière du réel. Jean qui voyait jusque là dans celle des haricots la fin de tout cherche en vain cots dans le dictionnaire. […]

 

 


[1] Ce choix évidemment atypique me rappelle l’épatante définition que donne de ce mot Ersnt Jandl : «Un roman c’est une histoire dans laquelle / tout dure trop longtemps / c’est ça un roman. » (Le chien jaune, 1978). 

 

[2] EXEMPLE : n. m.  Mot en situation ; dans le dictionnaire, les exemples se suivent sans se ressembler, mis bout à bout n’ont aucune cohérence, ne constituent pas un récit bien que souvent eux-mêmes issus d’un récit. Jean m’invite un jour à donner l’exemple et le lendemain à le suivre.

 

[4] CONTRAINTE n. f. Entrave supposée à une supposée liberté d’action ; artifice pour se persuader qu’on contrôle la situation, oublier que la vie est un entrelacs de contraintes. SYN. Libre arbitre. Le jeune Jean se faisait une idée précise du communisme : le strict partage des contraintes.

 

[5] GRILLE n.f.  De mots croisés, de décodage ou de lecture ; quoi qu’il en soit fige le regard. L’ambiguïté, Jean savait-il qu’on n’en sort qu’à ses dépens ?

 

[7] AUTEUR n. m. Vague silhouette qui se rêve en unique acteur ; pâle signature aspirant à l’indélébile. Jamais ne se demande s’il y a derrière la grille ou ce papier de l’Huma un auteur. Ça changerait quoi un nom dessous, il en ferait quoi, Jean.

 

[8] AMBIGUÏTÉ n. f. 1. Présent une seule fois hic et nunc, le réel ne se représente pas ; le langage fera l’impossible : dire le singulier par des mots ambigus. C’est plus compliqué que ça… son leitmotiv quand il est désarmé par mes questions naïves, et forcément l’air entendu. 2. Au mieux les mots diront leur impuissance à rendre le réel. Surpris de découvrir que l’ouvrier sans instruction pratique les mots croisés et l’ambiguïté des définitions.

 

[9] Voir ce qui en est dit dans 140², La Révolution en 140 tweets ou Les lendemains qui gazouillent.

 

[10] DÉTRESSE n.f. angoisse de l’effilochage : ces fils du voile patiemment noués les voilà hélas détressés ; → dégriller. Jean tout à rebours défait le jour ses rêves nocturnes.

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