Marc Chodolenko, Bingo par Tristan Hordé

Les Parutions

14 juil.
2022

Marc Chodolenko, Bingo par Tristan Hordé

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Marc Chodolenko, Bingo

Tout livre, de prose ou poésie, est construit à partir de contraintes plus ou moins visibles, parfois exposées par l’écrivain ; Chodolenko, avec le titre retenu, semble bien donner les "règles du jeu". Rappelons, avec Wikipédia, ce qu’est le bingo. Jeu de société venu des États-Unis, il repose sur une grille que le joueur doit remplir de nombres avec 90 boules ; elles sont tirées une à une grâce à un boulier et les joueurs cochent les numéros inscrits sur leur grille ; le premier à avoir rayé tous les numéros d’une même ligne, d’une colonne ou d’une diagonale, dit « Bingo ». Une variante remplace les numéros par des phrases, précisément des lieux communs. Chodolenko propose une grille deux avec 106 phrases numérotées, une troisième avec ces phrases dans un autre ordre. Un avertissement liminaire indique que le lecteur peut retrouver « l’ordre initial » et reconstruire la grille un. Un second ensemble de phrases, titré "Verbiage des choses", est formé de deux grilles, la seconde mêlant autrement les phrases de la première, mais cette fois aucune n’est numérotée.

 

Y a-t-il beaucoup de lecteurs qui, une fois lues les deux grilles numérotées, reconstruiront la grille originelle pour reconstituer les transformations opérées par Chodolenko ? Il faut un peu de patience et l’on s’aperçoit alors que l’ordre des phrases dans les nouvelles grilles n’est pas dû au hasard, comme il l’est dans le jeu. En retenant l’emplacement des cinq premières phrases, on note des régularités dans la grille deux : les phrases 2, 3 et 4 se trouvent respectivement aux pages 23, 33 et 13, la phrase 1 page 30 et la phrase 5 page 35. On peut supposer que d’autres régularités pourraient être mises au jour — elles existent aussi pour les premières phrases de la grille trois. Sans doute faudrait-il relever la place d’autres phrases (pourquoi pas de toutes ? ) puisque le sens de chacune d’elles dépend en partie de son contexte, si elle n’est pas écrite pour être isolée telle une maxime. Bingo propose donc une quantité indéfinie de lectures, quand on passe de la grille originelle à ses deux transformations et rien n’empêche le lecteur de construire une nouvelle grille — des centaines d’autres grilles —, un nouvel ordre, ou désordre, des phrases, offrant d’autres lectures. On pense évidemment au livre de Raymond Queneau qui, à partir de 14 sonnets, a donné à reconstruire Cent mille milliards de poèmes (titre du livre, 1961).

 

Ce qui retient n’est pas, ou pas seulement, le plaisir de repérer les variations dans l’ordre des phrases, mais de comparer en commençant par un échantillon les modifications du sens selon le contexte. Dans la grille originelle, la phrase initiale a pour noyau le fait que dans le cinéma l’écriture « fait se succéder les signes comme dans un jeu de bonneteau », mais « sans enjeu », et donc que le spectateur ne trouve son compte qu’à regarder la manipulation des images. On peut lire dans cette première proposition la manière de faire de Chodolenko, qui joue le rôle du bonneteur. Toujours dans la première version, il est question dans la seconde phrase du spectateur devant le danseur sur une scène ; alors que devant l’écran il ne voyait que « planitude », il éprouve maintenant « cet effort de délivrer son corps ». Ici, comparaison et continuité des contenus, mais la grille deux construit des figures différentes.

Cette fois, la phrase (n° 14) qui précède la proposition de départ resitue la question du sens et de son interprétation, dans la relation de parole, lieu par excellence des « équivoques » qui, avec le temps, se modifient sans cependant disparaître, « nécessaires à la perpétuation de notre native et vitale désillusion ». La phrase qui suit (n° 91), elle, porte sur le choix d’imaginer, faute d’en disposer dans la vie vécue, des images glorieuses de soi en prenant le « masque de princes, de capitaines, de philosophes, ou encore du taureau, du serpent, de l’oiseau, comme les primitifs s’en couvrent la tête avec tout autant de sérieux et d’efficacité ». Passons au "Verbiage des choses" ; toutes les phrases, courtes, ont un aspect double ou plutôt ce qui en est d’abord prédiqué est ensuite annulé, et ce dès le début : « Brutalement rejeté le drap déploie dans l’air une aile froissée ». Il faut alors se souvenir du sens du mot "Verbiage", « Abondance de paroles vides de sens ou qui disent peu »*. Ce qui est posé (le drap) change complètement d’aspect (une aile), le mégot de cigare jeté dans le caniveau ressemble à un étron, etc. ; ce qui est avancé par mots à propos d’une chose « dit peu » puisque pouvant être presque aussitôt transformé. Ce sont toujours en scène des choses qui n’arrêtent pas habituellement l’attention — chaussure, flaque, stylo, grappe, braguette, etc. ­—, parfois pourtant en relation avec le livre, « À peine soustrait à l’épreuve du feu l’écrit est livré à la presse et à la flétrissure ineffaçable des postérités usurpées ».

 

Dans le second ensemble comme dans les deux premières grilles, se dessine une vision des choses du monde, du rapport des hommes entre eux et à leur environnement, fondée sur l’illusion, sur le fait que l’Autre, le « je » ne sont jamais où l’on croyait qu’ils étaient, toujours un peu ailleurs. Il serait peut-être intéressant de reconstruire entièrement la grille originelle du premier ensemble, mais on peut aussi se demander si cette remise en ordre a plus de sens que l’essai d’associer autrement les 106 phrases : verbiage sans fin, ce qui serait une des leçons de ce livre qui joue ainsi avec le lecteur.



* Définition du Trésor de la langue française.

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