Salons de Giorgio Manganelli par René Noël

Les Parutions

13 mars
2018

Salons de Giorgio Manganelli par René Noël

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Trafics d'éons

 

Giorgio Manganelli, né à Milan en 1922 et mort à Rome en 1990, chasse la vérité usurpatrice de réalité si souvent mimétique qui ne se fond dans le fond de l'air que pour prendre l'ascendant sur lui et le figer. Ses livres, romans, récits de voyage, biographies, critiques, renoncent à la linéarité du récit et à la structure unitaire, opposent à la nature une contre-nature née de l'espace et du devenir, de la mémoire et de l'imagination créatrices qui l'exonèrent de ses partages formels. Si bien que les quatre éléments, l'air, la terre, l'eau et le feu, vivent et respirent à l'état de chaos, d'atomes libres, émancipés par les mots eux-mêmes sans partis-pris. La sentence déconcerçante de l'écrivain influencé par le roman gothique et l'art du non-sens anglais " je vous dois le mensonge en littérature et je vous l'écrirai " résulte de cette entrée en matière, soit (en) une somme incalculable d'atomes inorganisés. L'infini, l'étendue ne sont-ils pas eux-mêmes trop souvent des coquilles vides, os de seiches1, témoins passifs bientôt relégués dans la zone du sommeil sans images de l'inconscient et de l'oubli, réduit à une juxtaposition de points, de quantités séparées absolument ou cumulées aveuglément ?

 

Si l'époque solde, est à la solde de la seule opération d'échanger pour échanger, coupée des objets abstraits et concrets censés justifier cette action célibataire, alors l'écrivain vit de troc d'éons. Il n'y a pas tant de début, d'origine martiale, qu'à tout moment le monde, l'histoire, d'innombrables images visibles à l'œil physique et mental nu dont nous sommes les protagonistes et les producteurs. Sous la fonction, fiction sociale, la plage, le geste du maçon, du garçon de course, qui savent précisément qu'ils ne sont pas paysan, et caetera, mais qu'ils jouent au paysan, au maçon, garçon de course (p. 94). Plus fruste - et somme toute presque insignifiant au yeux de l'écrivant comparé aux gestes du paysan quant à eux tellement élaborés, raffinés, témoignages des dialogues des vivants et des morts en constante évolution, l'agriculteur loué et admiré par Ovide et Hésiode nous rappelle Giorgio Manganelli précisant ainsi le propos d'Arthur Rimbaud2 - le geste d'écrire, d'employer sa main, monotone entre tous (infirmité, processus de la pétrification disent d'aucuns profanes) n'inaugure-t-il pas suggère Giorgio Manganelli avec toute l'ironie, le rire tragique, l'objectivité de celui qui ne connaît donc pas encore les affres de la division du travail observée par Karl Marx - né il y a deux siècles -, la schize, l'hérésie schismatique, l'automatisme mental, le taylorisme, le stakhanovisme... dont les modèles et les modes connaissent sous les habits neufs des médias actuels un succès total, revival ? Le un et le zéro impériaux, exclusifs, signes binaires du nouvel impérialisme acéphale, pauvre, démuni, laisse le champ libre à tous les aventuriers parmi lesquels Giorgio Manganelli aux yeux d'Italo Calvino et d'autres écrivains italiens du gruppo 63, à commencer par Edoardo Sanguineti lui-même, fait figure de pionnier une fois toutes latitudes de créer à partir du cosmos, du monde délaissées. Centurie, roman aux mille bras et Itinéraire indien élucidation et exposition de lieux supposés connus n'ont-ils pas essaimé, inspiré des écrivains dans toute l'Europe, l'Amérique du sud et les trois autres continents ?

 

Salons rassemble des comptes rendus d'expositions, Franco Maria Ricci proposant au regard de Giorgio Manganelli des images disparates où l'art généalogique - soit la rencontre du devenir et de l'espace étudiée par Philippe Di Meo dans l'écriture de Carlo Emilio Gadda3- associe librement et consciemment les couleurs et les faits hétérogènes que l'écrivain peint cependant sans hésiter, trouvant leurs traits, leurs intentions et parentés alors que rien ne les laisse deviner. Sans doute peut-on y lire un souffle d'un symbolisme vif conscient que les dieux et les contrées de l'ultérieur et de l'impossible ont été créés par les hommes, aucun objet, peinture d'auberge, tabatière, peinture reconnue, verre, villes : Venise, Naples-Parthénope, ... n'étant exclu du grand cirque cosmique, l'imagination exacerbée du scripteur - copiste scrupuleux - rejoignant la littéralité du réel, du cru.

 

La mâture de l'aube expose l'enjeu d'un dynamisme où le statisme et la vitesse, l' "ici " et l'itinéraire d'un navire en mer s'emparent de la phrase et éclairent l'écrivain sur ce que sera son art. La lente blancheur de l'univers (p. 13) ou ce que dit le prosateur à propos du plâtre décrit le principe des principes, matière axiologique neutre et visionnaire du passé et du futur Il est tout, le Laocoon, le Gattamelata, le David ; il est Eve, Hélène, Europe ; il est tout parce qu'il n'est rien. En spécialiste, il cultive sa profession de ne pas y être ; il est polymorphe ; là où la passion le désespoir, la luxure des Dieux ont occupé les formes et les lieux, le plâtre leur succède avec sa patience exsangue. La permanence du devenir, éclair de lumière noire, date l'éternité, greffes, fécondation native, intime, respiration de tout humain, évidence inexplicable devenue datte et hapax Au début du seizième siècle, un nuage de lumière investit la plaine de l'Emilie, et envahit d'ors aveuglants la grâce d'une ville minuscule et déjà somptueuse, peut-être royale : Parme. Une lumineuse syntaxe captura l'espace, ouvrit des perspectives de ciel, dessina des itinéraires aériens : Le Corrège... La lumière se fit fébrile, aride, mentale ; la syntaxe se fit limpide, essentielle, à la nudité des thèmes succéda la brûlante acuité de la foudre, la grâce ardue de l'éclair. (p. 125) Giorgio Manganelli genêt leopardien situé entre Torre Annunziata et Torre del Greco témoigne d'Eole et du hasard, le mythe du manque irrémédiable écarté, la vie non mutilée jaillit, spontanée et généreuse, l'écrivant ne concevant son art sans ses adresses constantes et diversifées à autrui, à ses interlocteurs, chacun de nous, lecteurs.

 

1 Os de seiche, Eugenio Montale, Poésie / Gallimard, 1991
2 La main à plume vaut bien la main à charrue. - Quel siècle à mains ! Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Gallimard, Poésies, Illuminations, Gallimard, 1984
3 Carlo Emilio Gadda ou l'espalier généalogique, Philippe Di Meo, Essai, Java, 1994

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