Tryphon Tournesol et Isidore Isou d'Emmanuel Rabu par Guillaume Fayard

Les Parutions

28 mars
2007

Tryphon Tournesol et Isidore Isou d'Emmanuel Rabu par Guillaume Fayard

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Le livre d'Emmanuel Rabu ne se présente pas comme livre de poésie.
Faut-il parler de post-poésie, puisqu'on sait que Rabu vient après des poètes, et parfois avec? Peut-être, si l'on tient au qualificatif. On voudrait pouvoir parler ici, tout simplement, de littérature contemporaine. Cela ajouterait beaucoup à la littérature contemporaine.
Le livre d'Emmanuel Rabu (cf. 4 de couv.) se présente comme « essai joyeusement fantaisiste et solidement érudit », « empruntant aux techniques du détournement situationniste » pour traquer les mille manières par lesquelles Tryphon Tournesol serait un précurseur du Lettrisme.

En réalité, tel n'est pas non plus le sujet du livre, ni la façon dont il se déploie.
Le livre lui-même énonce au mieux d'où il cisèle (sans en faire une griffe) sa singularité : à partir d'Isidore Isou et de la systématisation de la transgénéricité dans les arts (d'avant-garde) (au vingtième siècle). Cela fait des restrictions sur une quelconque portée de vérité du projet en question, mais Tryphon Tournesol y gagne en puissance d'inquiétude.

Rabu traque en 96 pages ce qui découle d'une première affirmation au poids incertain mais indéniable : « les objets fabriqués par Tryphon Tournesol présentent des interférences avec ceux fabriqués par Isidore Isou. » « Les objets fabriqués par Tryphon Tournesol » est et n'est pas un alexandrin, ce livre est autre chose qu'un essai sur la figure de TT mais n'est pas une étude narratologique sur sa capacité de dérèglement du réel, dont pourtant la formulation par Rabu des façons qu'elle lui donne d'embrayer des fictions relève, et selon laquelle il vole la vedette « intriguante » à Tintin, jusqu'à en faire une sorte de ...situationniste (mais il faut voir ce que Rabu inflige dans ce livre au situationnisme).

Au-delà de la transgénéricité : l'interférence, avec une simplicité déroutante et des transitions cut-pourtant-fondues. Dépassement d'une logique de la coupe? Car la prose post-ciselante ne coupe pas, elle ne défigure pas le langage pour mettre à nu ses codes ; elle prend l'essai comme lieu et va au-delà de ce genre de l'essai qu'elle contourne, et inclut, et intègre à une poétique virale qu'on n'avait pas vu si détachée d'elle-même et si peu soucieuse de son devenir-manifeste.

Les énoncés de TT&II ne manquent ni de drôlerie ni de subtilité. Un autre aspect est plus abyssal : le laconisme de cet essai déceptif peut tout aussi bien irriter, paraître facile (less is less?). Pour autant, Rabu connaît ses références : c'est que le livre refuse tout simplement (radicalement) d'être assertif. Sans doute d'abord parce qu'il est traversé par la grâce. Ensuite, parce que le jeu du livre se fait ailleurs, dans sa prégnance, son effet fantôme après lecture (comme un bon film), la façon dont il se déploie : proposition formelle, et s'il faut des « post », post-virale et post-cut up, série d'interférences donnée comme poésie. On pensera donc au Jeu des perles de verre de Hermann Hesse qui évoquait cette possibilité de la co-présence résonnante (ordonnée autour de cérémonies conçues comme des festivals thématiques pluri-disciplinaires par anticipation) dans des halos brumeux, sans vraiment la réaliser (Le Lotus bleu plutôt que L'Affaire Tournesol).

Au final, quel était le sujet de ce livre déjà? Et pourquoi se désagrège-t-il en route? Pourquoi Isou reste-t-il si lointain? C'est lui pourtant qui fonde la résonnance, car Tournesol a besoin d'un principe rayonnant pour ses tropismes, et la dernière partie du livre, annexe en forme de lecture « (presque) hypergraphique » de L'affaire Tournesol , est (presque) complètement Lettriste. TT&II se propose comme une sorte d'anguille cursive en déplacement diagonal constant, hyper lisible et sculpturale. Une anguille pour la regarder. Dont le lissé inquiète lumineusement. Malgré un sujet bien anodin. Que ce lissé connote. Qui ne s'élucide en rien, et qui reste ouverture sur la stéréophanie de deux entités en ...absence, ou polarité inégale. Qui vibrent bien ensemble, une fois acceptée la déceptive mais justifiée brièveté de l'ouvrage : des « etc. » signalent que le livre aurait pu être beaucoup plus long, mais qu'il ne sera question dans TT&II ni d'œuvre ni de virtuosité, mais seulement d'encadrer et de proposer des mises en relation.

Si l'on occulte (et on occulte) avec Rabu d'autres dimensions du sujet T(in) T(in), c-à-d politiques ou morales où le lissé apprécié des tintinophiles peut-être se trouble ou se déchire, car il y a plus radical qu'Hergé dans son quartier, il reste qu'ici Tryphon Tournesol devient principe vibratile et poétique, et qu'en dépit de tout ce que je ne sais (presque) pas du Lettrisme, si Guy Debord en est l'Aristide Filoselle, par anticipation inverse (je ne sais plus dans quel sens) nous voici avec TT&II dans un espace d'écriture qui récuse et dépasse ses caractérisations, essayistes ou poétiques, parce qu'il sait quel genre de monde il habite, et qu'il fonctionne à /partir/ d'eux, et donc plus loin, avec une liberté et une aisance compensées par leur déférence à l'égard du lecteur - chemin à parcourir au rythme de ses singularités, donc, ce qui justifiera peut-être une critique aussi longue.
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