ça tire de Jérôme Game par Guillaume Fayard

Les Parutions

18 mars
2009

ça tire de Jérôme Game par Guillaume Fayard

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Pourquoi écrire, un peu tard, sur le livre de Jérôme Game, alors même qu'il y a dans le dernier numéro de Mouvement (n°50, janvier-mars 2009) un très bel article de Yan Ciret?

Peut-être parce que, si l'on se demandait comment un poète comme Jérôme Game, lecteur athlétique, hyperlettré, philosophant, bilingue, pourrait élaborer en livre quelque chose de ce qu'il trame en lectures publiques, ça tire suivi de ceci n'est pas une liste en donne un embryon de réponse.

De l'agglutination comme d'une méthode poétique : dans ça tire, le régime agglutinant (trouvé par Game dans les langues agglutinantes comme le turc, et dans les travaux de Willhelm Von Humboldt sur la question), tour à tour accélérant / figeant (filmique), s'étend au paragraphe, à la page, au livre. La ligne sert de lieu de commotion entre vers et prose, et la germination vocalique, à même la syllabe (bégayée, rabottée, fusée) sert de débrayeur narratif d'un moteur discursif vers un autre.

Cette méthode de construction est auto-réflexive et se commente abondamment : on pourrait même dire que c'est par l'auto-commentaire que ce versprose délié se construit (le terme est dans le livre), dans une dynamique qui n'est pas sans rappeler la façon dont les livres de Dominique Fourcade avancent. Jérôme Game procède par « démolition comme valorisation », « art de la fonte », et commente ce mouvement de « coalescence-imbrication (...)
ressac du délire objectif d'un monde (...)
degré de défonce optimal »
,
non sans ajouter
« jusqu'à atteindre l'universalité que
tout écrivain sérieux il se doit de viser. »

Dans ce « il » roublard tient le burlesque que souligne la quatrième de couverture - et effectivement, le livre est tendu entre son extrême cohérence d'une part et de l'autre les continuels ratages et moulinages à vide de la syntaxe qui s'épuise en bout de phrase / course.

Le livre s'ouvre d'emblée sur une périphérie, regardée par les limites de ses conditions de vie : « Comme un besoin d'entendre le bruit de la tuyauterie vide ou quelque chose comme ça, de regarder le plafond, d'm'entendre pisser ou. ». Se poursuit en se dé-livrant, en mettant en abyme l'objet culturel livre et sa réception (un des rares livres où affleure la conscience de ses conditions de production). Bifurquant sans cesse, se cut-upant la parole, imbriquant dans une saute de voyelles ajointées un changement de tonalité, de registre, si ce livre est encore un livre c'est en travaillant l'agglutination au point d'en faire un moyeu de corps poétique, un moteur à « roman ». Pas de roman ici bien sûr, sinon celui de la langue - et pourtant tout le livre est tendu vers un devenir-récit : d'un départ en abyme, la désarticulation théorisante glisse vers l'évocation de séances de massage, de séances à la piscine, la construction de routes, des journées d'enseignement, moments et lieux confinant au moins que rien de l'habitus inscrit dans les corps, à l'imperceptible. Massages de langue et plages de dans la langue : c'est une façon de rejouer, par immersion, la donne autobiographique vers le double-fond symptomal qui intéresse Jérôme Game - celui où la langue des discours est encore toujours crypto-fasciste (post-Barthésienne donc?).

Mais ça tire, deleuzien en diable, n'est pourtant traversé au gré de sa collecte des « différents processus de validation collective des aberrations » que de jouissifs et productifs apex de langue, crêtes où le langage, un instant en roue libre, disjoncte, pour délier la langue jusqu'au point de fonte où des contenus indifférenciés (discursifs, biographiques, descriptifs, filmiques) seront devenus suffisamment ductiles pour retracer d'eux-mêmes les délinéaments presque auto-génératifs de ce corps poétique en construction.

versprose : Jérôme Game n'aurait presque pas besoin de ce mot-valise, puisque sa prose tend en réalité vers une superfluidité agénérique. Elle génère aussi bien, dans cette opposition, quelque chose comme des coupes versifiantes au milieu du continué, sous la forme des débrayages bégayés qui s'y pratiquent, et qui ont tout à voir avec le dérushage, le surplus filmique, le moment où quelques centimètres de film se donnent en pure et gratuite efficacité photosensible. L'analogie permanente qu'il travaille à partir du film, vers la langue et retour, offre un statut vidéo au poème (qui n'est pas sans résonner avec la publication récente de vidéopoèmes chez Incidences, à Marseille, en DVD). Et la possibilité d'une exploration, après le dé-livrement du livre, d'un décadrage pictural de la page vers l'à-plat sans bord de la plage de langue :
« assés au crible aplanis au deux d du champ de le étire
en un étire la pellicule à temps - à plat,
(...)
a plus à voir à la peinture en fait, celle de le re vec le ciné de la texture u timbre e grain que le ca adre
;
(...)
fluide rose-vers en p rose c
ity at night hrases, port roads to cars, b »


Le dernier extrait, en anglais, renvoie au bilinguisme avéré du livre et de son auteur, et aussi, surtout, à Dominique Fourcade (dont on voit ici plastiquement la référence à Rose-déclic). Qu'en dire sinon qu'il y a une projection-perte de soi dans la réunion de deux langues dans un flux parlé, et que c'est aussi un athlétisme? Le décroché-lié qui fait passer continûment du théorique au burlesque se fait dans l'une comme dans l'autre langue, le tout concourant à un dynamisme qui remplace avantageusement un récit, et n'est pas sans faire récit lui-même, récit de l'aventure des hétérogénéités de ses contenus, sans doute. À inscrire la ligne poétique dans un devenir-plan-séquence (notamment toute la fin du livre et son interview ventriloquée), à refouler la singularité auctoriale dans le jeu ruisselant de multiplicités rhizomatiques aussitôt abordées que cut, ça tire traverse bien des contenus, des niveaux de langue, des moments de vie. Et des entre-deux aussi, des décadrages, des zones floutées, surtout peut-être : quand à la fin du livre, l'interviewé(e?) laisse entendre qu'elle explorait à s'y perdre des plans-séquences d'une durée supérieure à une heure, une heure et demie, pour que tous reliefs de début, milieu, ou fin, se perdent, deviennent imperceptibles.

Le CD audio, qui reprend la quasi intégralité du livre, est intéressant pour ses réussites comme pour ses (quelques) failles. C'est d'abord un grand moment de diction, le décollage parlé de ce qui, sur papier, peut-être, finit par arrêter les yeux à force de voyelles? Mais surtout, on s'en rend compte progressivement, quand Jérôme Game rate la diction d'un paragraphe, le ratage est laissé audible dans le CD : c'est dire que, si d'un côté le livre est un concentré de montage agglutinatif, de l'autre côté, le CD, lui, est donné sans montage - pas de coupes audio, pas de retouche, et ce n'est pas le moindre de ses mérites.
Cela ajoute à l'impression étrange qui progressivement vient à l'auditeur, et qui déjà était dans le texte : nous est donné d'entendre ici la mise en voix de quelque chose comme un idiot-cyborg face à lui-même, dans ses récriminations, ses quêtes, ses aléas - un idiot-cyborg dont nous contenons tous la possibilité 2.0, avatar du vivant très 21ème siècle, mais donné à entendre ici dans la performativité de la prononciation, la fantasmatique du flux vidéo, et non pas en tombant dans le machinique, mais bien plutôt en pesant sur le machinal, ce qui est infiniment plus intéressant que de rejouer toujours à corps perdu au post-humain, ce qui ne fait pas rire grand-monde.

Du CD, autre chose, aussi, que la simple voix d'un poète lisant son livre : l'émergence de ce que je voudrais appeler ici personnage prosodique : mi-Hal (Kubrick), mi-imbécile, fort de ses incapacités et de sa précision chirurgicale dans le dérapage, ce personnage n'est pas Jérôme Game, mais tire le maximum de profit de ses compétences linguistiques, cela va sans dire. Alors, ce « personnage », quel est-il? Y a-t-il, parce qu'il y a une voix, nécessairement ici un personnage, un héros, une confession quelconque? Que nous dit ce « personnage » du poète Jérôme Game qui est censé parler à travers lui?
En fait, rien, sinon comme je le disais, qu'il en est l'athlétique enveloppe, sur la couverture du livre, par son nom, en photo comme en performances : ce qui nous conduit vers Gilles Deleuze. Les personnages conceptuels, concept que Deleuze élabore dans Qu'est-ce que la philosophie, lui permettent de poser les bases d'un peuplement de la pensée (non-figuratif?), mais aussi, en ce qui nous concerne, d'aider les écrivains à penser leurs je : « Les personnages conceptuels (...) opèrent les mouvements qui décrivent le plan d'immanence de l'auteur (...) ». « Le personnage conceptuel n'est pas le représentant du philosophe, c'est même l'inverse : le philosophe est seulement l'enveloppe de son principal personnage conceptuel (...) ».

Surtout : « Je ne suis plus moi, mais une aptitude de la pensée à se voir et se développer à travers un plan qui me traverse en plusieurs endroits. Le personnage conceptuel n'a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste. Le philosophe est l'idiosyncrasie de ses personnages conceptuels. »

Plus loin : « De même, l'embrayeur philosophique est un acte de parole à la troisième personne où c'est toujours un personnage conceptuel qui dit Je (...). » (Gilles Deleuze, Qu'est-ce que la philosophie)

Remplacer « conceptuel » par « prosodique » dans les extraits précédents sera parlant, même si cela ne fera bien sûr pas l'économie de la distinction majeure que Deleuze établit dans ledit livre entre concepts philosophiques et affects / percepts artistiques (bien que lui-même reconnaisse que des philosophes puissent ramener des affects dans la pensée, et l'inverse aussi, que des écrivains puissent écrire par exemple « le roman du spinozisme »). Mais on pourrait parler, à partir de l'écriture de Jérôme Game et pour un certains nombres de poètes des 20 et 21ème siècle, de l'invention de personnages prosodiques qui ne seraient pas leurs alter-egos immédiats, et qui traverseraient les écritures (dont l'évidence traverserait les écritures).

Personnage, oui : ce qui se trame derrière les « je » d'auteurs aussi divers que Emmanuel Hocquard, Dominique Fourcade, Nathalie Quintane, Christophe Tarkos, Charles Pennequin, Fred Léal ou Jérôme Game est infiniment mieux éclairé par les citations qui précèdent que par le laconique « Je est un autre » de notre très cher Arthur Rimbaud, ou encore par le Je autofictionnel ou le Je senti de ceux qui voudraient nous faire croire que les poètes parlent dans leurs livres. Mais pourquoi prosodique? Tout est affaire d'intonation, de rythme. Il suffit d'assister, comme moi récemment, à une lecture publique où des poètes s'entre-lisent, pour d'emblée réaliser qu'un poète est une prosodie, une machine rythmique, et pas une autre : en janvier 2009 (l'exemple est marseillais), Samuel Rochery lisant un extrait choisi de Alphabet de Dorothée Volut à la librairie l'Odeur du Temps, en reprenait pour son compte, syntaxiquement, thématiquement, l'intégralité, et de même Dorothée Volut avec le passage prélevé par elle dans Oxbow-p., livres tous deux parus chez Eric Pesty éditeur.

De ces impossibilités d'être autre que son propre surplus énonciatif, émerge donc qu'un poète est une (et parfois quelques) prosodie(s) : il en est traversé de part en part, ce qui n'empêche en aucune façon qu'il y ait eu, bien sûr, préalablement élaboration de cette prosodie, construction conceptuelle de cette prosodie, articulation de pensée de ce que cette prosodie peut bien dire du langage parlé, du langage comme tel, pour aujourd'hui, et du poète en question comme exemple de parleur traversé par une prosodie.

Le fluidifié-coulé-cut du personnage prosodique que Jérôme Game donne à entendre / lire s'impose immédiatement comme un état général de la langue, plus encore que comme la façon, serait-elle acrobatique, athlétique, réussie, qu'un auteur aurait de traiter de la langue, et d'en donner une brillante représentation. C'est peut-être cette invention de personnages prosodiques qui sans doute, suscite dans les livres de poésie ce qui dans les romans fait croire à leurs fictions et noue le pacte narratif, qui un temps suspend le jugement. Et c'est sans doute ce qui rend le travail de Jérôme Game intéressant, cette forme fluide d'un personnage prosodique dans diverses situations, et probablement, de plusieurs personnages émergeant du premier, en cours ou à venir : je veux parler des réalisateurs, chômeurs, lecteurs, télespectateurs, travailleurs, usagers, interviewés, commentateurs, qui sont les voix non-nommées de ça tire, et qui font grouiller ce livre des micro-politiques et micro-glissements de leurs machinales préoccupations.

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