Yoko Tawada, En éclaireur par René Noël

Les Parutions

21 févr.
2023

Yoko Tawada, En éclaireur par René Noël

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Yoko Tawada, En éclaireur

Noir sondé

 

Les usages et les lois font leur éternel retour, convoquant les histoires et les dits mythiques, ainsi de ces temps antérieurs aux échanges discrétionnaires d'émissaires japonais avec la Chine voisine qui ont abouti à l'écriture du Dit du Gengy de Murasaki Shikibu, il y a mille ans environ de cela. Édité en 2017 à Tôkyô, En éclaireur, roman d'anticipation, a cette logique sûre, appliquée à l'univers qui selon les moments se déclare à travers les observations des physiciens, en expansion, ou à d'autres périodes, en état d'effondrement imminent. La fermeture des frontières, l'isolationnisme des îles du Japon, a longtemps été le lot quotidien des îliens de cet archipel. Aussi la rencontre d'un virus, de clôtures, n'ont rien pour surprendre Yoko Tawada, il n'y a sans doute à ses yeux pas tant de prescience de sa part, qu'une mémoire des cycles longs de l'histoire. Que les contrées repliées traversent les décennies pas plus à première vue menacées que le monde qui les entoure mûs par les échanges marchands libérés de toutes entraves, ne fait que constater aussi bien qu'un aveugle qui découvre par le toucher les contours d'une huître sans pouvoir accéder à ses mondes intérieurs, l'état de dépendance et de servitude réciproques des humains depuis l'aube des temps.

La nuit est profonde encore, la lune disparaît dans les nuages et les ténèbres se répandent sous les arbres. écrit Murasaki Shikibu dans son journal, Alors, trouvant étrange que la nuit fût si claire, on ouvrait la fenêtre, pour découvrir qu'il n'y avait pas de lune au ciel : ce qui brillait ainsi, c'était une simple mine de crayon, tombée sur la chaussée (p. 124). Tout retour n'est-il pas visage de la vie jamais la même ? autre, puisqu'à la nuit écrite par Muraski Shikibu, s'ajoute le feu nucléaire de Fukushima agissant dans tous les domaines de la vie présente et également passée, les générations de japonais après Hiroshima, Nagasaki, Fukushima, poussées, quelles que soient leurs opinions, à interroger les actions et mentalités des générations antérieures.

Ce feu du ciel - Journal des jours tremblants. Après Fukushima, 2012, Yoko Tawada - , soit la nature entre les mains malhabiles d'un ours, d'un enfant précoce et grisé par ses dons, bouddha aussi bien, qui implose ou explose, de la même façon que les hommes découvrent périodiquement l'autonomie d'une personne, attitude qui demeure exotique de nos jours pour les japonais tant la mise en avant de soi, dans tous les domaines de la vie, ne va jamais de soi au pays du soleil levant, ne serait-ce que par la façon de se tenir devant quelqu'un et de le saluer, de lui parler, d'objecter, de questionner, aussi l'obscénité est-elle vite atteinte, saturée alors même qu'à nos yeux rien ne se passe.

Chronique familiale, genre très prisé au Japon, ainsi de Quatre sœurs, roman de Jun'ichiro Tanizaki, et des journaux, reportages, romans de Kenzaburô Ôé, Notes de Hiroshima, Notes d'Okinawa, le ton de ce roman diffère de celui de ses aînés, générations qui ont vécu les effets de souffle de la défaite des puissances de l'axe, de la chute de l'impérialisme japonais, et la période monde de ces écrivains parties prenantes de La République mondiale des lettres lue par Pascale Casanova, autant par le contexte de son écriture que par la forme de son livre, riche d'expérimentations et dont les postérités sont à venir, après cette période de repli actuelle que Yoko Tawada vit bien avant qu'elle ne s'impose à nous.

Le narrateur s'attache successivement à chaque personnage et à sa vision d'un monde aussi précisément que ces parchemins enluminés tenus entre les mains d'un lecteur qui en les déroulant, voit autant qu'il entend les propos et les pensées intérieures de chacun confronté au rejet des mots étrangers intégrés à la langue japonaise depuis l'ère Meiji, en 1937, période où l'alphabet kana est transcrit en lettres romaines et où le Japon s'ouvre au monde extérieur. Faute d'autres précisions quant aux manières d'écrire et de parler appropriées, puisque ni les usages, ni les lexiques officiels ne sont dans la plupart des cas autrement notifiés, une logique empirique amène chacun à douter de ses rapports au monde tout en voyant le piège d'un pouvoir qui peu à peu substitue aux libertés, un système d'autocensure dont il feint de tout ignorer.

Yoko Tawada écrit les gestes singuliers de libertés et de résistances des vies ordinaires longtemps occultées, filmées par Mizogushi, Ozu, Naruse, Kore-Eda Hirokazu, écrites par Osamu Dazaï, la littérature japonaise n'étant pas avare en écrivains iconoclastes, expérimentateurs de formes. La romancière crée ses propres intervalles et entrelacements des mémoires, aux avant-postes, le plaisir du texte contagieux - pas d'idées, des mots et rien que des mots avec leurs intensités, leurs densités, leurs profondeurs, leurs vies avec leurs éclipses et leurs exigences nouvelles - ravit, sans les interdire ni les éblouir, ses lecteurs jusque dans les isthmes, dans le noir insondable du détroit.

 

 

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